Rechercher

THÈMES

CATALOGUES TÉLÉCHARGEABLES
Séguier

Werner Herzog : « J’engage tout mon corps dans la réalisation de mes films. »

D’Aguirre, la colère de Dieu, et de cet « enragé » de Klaus Kinski, il est évidemment beaucoup question dans les Mémoires du cinéaste Werner Herzog, Chacun pour soi et Dieu contre tous, traduits pour les éditions Séguier par Josie Mély1 et à paraître le 3 octobre prochain. À l’époque de la sortie d’Aguirre en France, il y a bientôt cinquante ans2, Simon Mizrahi (1940-1992), à l’époque attaché de presse de Werner Herzog, réalisa avec lui un entretien promotionnel qui mettait déjà en lumière la dimension athlétique et extrême de ses tournages : « Pelicula o muerte », le film ou la mort, pas d’autre alternative…

 

Vous avez déclaré que vos films naissent souvent de visions, d’images, de décors. Vous écrivez ensuite l’histoire qui doit s’insérer dans ce cadre.

Je n’étais jamais allé au Pérou avant Aguirre. J’avais imaginé les extérieurs, leur atmosphère avec une grande précision. C’était très curieux. Tout était exactement comme je l’avais imaginé. Les extérieurs n’avaient pas le choix. Il fallait qu’ils se plient à mon imagination, qu’ils se soumettent à mon idée. C’est ce qui s’est produit. Les paysages ont répondu à mon appel.

 

Pourquoi avez-vous choisi le Pérou ?

D’abord, l’histoire s’y déroulait. Cela aurait aussi bien pu être la Bolivie ou la Colombie. Mais j’ai choisi le Pérou parce qu’il me fallait un affluent de l’Amazone et des Indiens. J’ai descendu la plupart des affluents de l’Amazone parce qu’il me fallait trouver des rapides dangereux et spectaculaires, mais pas au point d’interdire un tournage. J’ai donc descendu le río Huallaga, le río Urubamba et le río Ukayali, et bien d’autres encore. Finalement j’ai trouvé des rapides dangereux et spectaculaires qui auraient tout juste toléré le passage de cent cinquante personnes en radeaux. Les préparatifs furent extrêmement longs. Il n’y avait aucun village près des rapides. J’en ai donc fait construire un pour quatre cent cinquante personnes.

 

Vous étiez si nombreux ?

Il y avait tous les figurants. Deux cent soixante-dix Indiens des montagnes. Nous avons nommé le village « Pelicula o muerte », le film ou la mort…

 

Combien de mois de tournage ?

Sept semaines exactement. Mais le temps de tournage proprement dit fut encore plus court, environ six semaines. Nous avons perdu une semaine pour transporter toute l’équipe et le matériel d’une rivière à l’autre : une distance d’environ 1 600 kilomètres. Des montagnes, nous sommes allés jusqu’à Quitos, dans la plaine près de l’Amazone.

 

Et la dernière partie du film ?

Nous avons tourné sur le río Nanay. Nous avons perdu beaucoup de temps parce que nous n’avions qu’un tout petit hydravion sur les six qui nous avaient été promis. Le transport fut très difficile à organiser. Il fallait tout faire petit à petit, par exemple un voyage spécial pour le cheval. C’était extrêmement dur.

 

Vous avez tourné dans l’ordre chronologique ?

Ce qui m’intéressait, c’était comment un grand mouvement arrive au point mort

Oui, presque tout le film parce que la chronologie est liée au rythme. Ce qui m’intéressait, c’était comment un grand mouvement arrive au point mort. Ou comment des gens, une armée entière, se déplacent dans une direction et puis vers la fin du film, il n’y a plus de direction du tout. Aussi, le rythme, le temps, la vitesse de la rivière et l’enlisement progressif sont extrêmement importants. C’est pourquoi j’ai voulu tourner dans l’ordre chronologique. C’était relativement simple à faire. Au début, il y a toute une armée, presque mille personnes, j’étais bien content d’en finir au bout d’une semaine. Ensuite, tout allait mieux parce que nous n’étions plus qu’un petit groupe. Nous passions d’une rivière à une autre. Notre chronologie suivait celle du film.

 

Vous avez pris d’énormes risques. Vous avez tourné dans les rapides, sans tricher. En voyant le film, on tremble pour l’équipe.

Oui, c’est un avantage. Dans les films d’Hollywood, le danger n’est pas vrai. Mais dans ce film, au contraire, c’est réel, on ressent que c’est authentique. La plupart des risques, il faut être honnête, c’est l’opérateur et moi qui les avons courus. Nous étions les seuls sur le radeau obligés de nous déplacer partout. Les autres étaient attachés par des cordes. Si quelqu’un avait été emporté par une vague, nous aurions pu le sauver. Mais pas mon opérateur ou moi. Il était impossible de nous attacher, nous devions être partout en même temps.

 

Il y avait des rameurs sur les radeaux ?

Oui. Mais eux aussi étaient attachés. On les voit dans le film, ce sont des Indiens. Il y avait quatre radeaux au départ, avec une dizaine de personnes sur chacun. Les gens sont attachés aux radeaux par des cordes au poignet, on s’en aperçoit si on regarde avec soin. La première fois que je suis passé sur les rapides, notre radeau s’est brisé en deux. Je suis resté avec deux personnes sur une moitié ; l’autre, avec les rameurs, est partie à la dérive et s’est fait prendre dans un tourbillon. Il leur a fallu deux jours pour s’en sortir. Notre moitié de radeau s’est arrêtée sur le rivage, trois kilomètres plus loin. C’est ce qui nous a sauvé. J’ai compris qu’il fallait prendre quelques précautions. Nous avions des radeaux très solides, construits par les Indiens les plus experts de la région, et nous avions les meilleurs rameurs. Mais il faut avouer que de toute façon, ils étaient ivres ce jour-là, et personne n’aurait pu les contrôler. Mais ils s’en sont bien tirés.

 

Vous avez tourné cette scène en une journée ?

Oui. Mais l’un des radeaux fut pris dans un tourbillon pendant presque dix jours. Une nuit, la crue l’a brisé en plusieurs morceaux et il a fallu en construire un autre.

 

Et ce que l’on voit dans le film est un vrai tourbillon ?

Bien sûr ! Le débit de la rivière était tellement rapide, si incroyablement violent, les vagues si hautes, et le radeau allait à contre-courant. On peut voir le rocher, d’environ quinze mètres de haut, sur le rivage. La nuit, nous jetions des cordes aux acteurs sur ce radeau, ils les attachaient autour de leur poitrine et nous les tirions, de l’autre rive. Le lendemain, le radeau se débattait toujours dans le tourbillon. Ces gens-là étaient les plus courageux. Ils ont mérité plus d’argent et l’admiration de tous. Ils vomissaient parce que le radeau avait tourné toute la journée, mais ils étaient tellement fiers chaque soir, lorsqu’on les tirait de là. Le lendemain, on les remettait sur le radeau. C’était très dur. Le radeau tournait sans cesse, parfois il remontait le courant sur vingt mètres, puis il revenait. Aucun moyen de l’en sortir…

 

Le premier plan du film est saisissant. On se demande constamment où peut se trouver la caméra. Quelque part sur la montagne à pic ?

Oui, sur un côté de la montagne en face. Nous avons filmé de là, à une altitude de 3 000 mètres. C’est encore la jungle, et le rocher était à la verticale à nos pieds. Les Incas avaient creusé un immense escalier en zigzag dans le rocher, nous l’avons utilisé pour ces neuf cents personnes qui sortaient des nuages. Ils réapparaissent en montant, sur une crête étroite, et de chaque côté, un précipice de 600 mètres sur la rivière Urubamba. Des eaux tumultueuses, sauvages. C’est un endroit incroyable.

 

Avec tout cela, pas d’accident ?

Non. J’ai fait prendre beaucoup de précautions, et quand tout le monde a été en placé, je leur ai parlé. Je suis monté trois fois sur la montagne ! Pour moi, ce genre de travail doit être athlétique. J’engage tout mon corps dans la réalisation de mes films. À l’écran, vous pouvez juger de l’altitude, de la rigueur de la pente. J’ai, brièvement, dit quoi faire, comment agir. Je n’utilise jamais de mégaphone, ni de viseur. Je déteste les metteurs en scène qui font cela. Je fais tout avec mes mains. Ce fut très, très difficile à tourner. Il pleuvait tellement que nous avons commencé à deux heures du matin pour transporter sur la montagne tous les gens, les chevaux, les cochons, les lamas, et les canons, que nous avions forgés nous-mêmes.

 

Quel était le sentiment de l’équipe, des acteurs, des Indiens sur un tournage si difficile ? La solidarité, l’idée de contribuer à quelque chose d’important ou, au contraire, la peur, la méfiance, la révolte ? J’ai entendu des histoires assez curieuses. Vous auriez fini le tournage un fusil à la main…

Ce sont des rumeurs, la vérité déformée. Il y avait avec nous presque l’entière population d’un village indien de langue quechua, les Indiens de la montagne. Ils avaient le sentiment que ce qu’ils faisaient était très important pour tous les Indiens, qu’on allait expliquer les mauvais traitements reçus, les privations, l’impérialisme, la misère profonde. Ils en étaient très conscients, aussi exécutaient-ils les tâches les plus dures. Un jour, nous tournions dans les marais. Ils traînaient de très lourds canons, certains avaient de la boue jusqu’aux hanches, et quand j’ai dit : « Ça suffit pour aujourd’hui », ils ont répondu : « Pourquoi ne pas continuer, puisqu’on y est ? ». Ils avaient le sentiment qu’il y avait quelque chose de plus important que leur situation personnelle à ce moment-là.

Kinski avait l’habitude de m’insulter tous les jours pendant deux heures

Il y a eu des problèmes avec Klaus Kinski qui, tout le monde le sait, est un hystérique et peut-être l’acteur le plus difficile au monde. Un jour, sur scène, il a failli tuer un autre acteur. Dans une autre pièce, un acteur ne faisait pas exactement ce que voulait Kinski, alors il l’a poignardé si furieusement avec son épée de bois que le pauvre homme en a eu pour trois mois d’hôpital. Sur le tournage, Kinski avait l’habitude de m’insulter tous les jours pendant deux heures. Il criait d’une voix aiguë devant tout le monde. Et c’était très drôle, parce que je restais silencieux. Les Indiens avaient très peur, ils chuchotaient, ils se serraient les uns contre les autres. Vers la fin du tournage, ils m’ont dit qu’ils avaient peur, qu’ils avaient toujours eu peur, mais pas de ce fou de Kinski qui hurle mais de moi qui restais silencieux.

Pour l’incident dont a parlé la presse à scandale, voici comment les choses se sont passées. Kinski avait insisté pour que je renvoie des gens de l’équipe sans raison. J’ai refusé en lui expliquant qu’il avait tort, que c’étaient d’excellents techniciens. Alors il m’a dit qu’il s’en irait. J’ai répondu que c’était impossible, que je le fusillerais et qu’avant d’atteindre le versant de la rivière, il aurait six balles dans la tête. Je n’étais pas armé, mais il savait pertinemment que je l’aurais fait. Alors, il a eu très peur, il a crié « Police, police ! » en pleine jungle, sans le moindre village à 650 kilomètres à la ronde. Je lui ai fait comprendre qu’il ne me faudrait pas cinq secondes pour décider que le film était plus important que nos sentiments personnels et nos vies privées et qu’il n’en mourrait pas.

Je lui ai dit que je supporterais tout, toutes sortes d’humiliation, mais pas cela. Il pouvait voir que pendant des semaines, je ne dormais qu’une ou deux heures par nuit et pourtant il continuait encore à m’insulter. Je restais complètement silencieux et détendu. Je lui ai dit calmement qu’il ne partirait pas, que je mettrais ma menace à exécution et il savait que j’étais sérieux. Pendant les dix jours suivants, il s’est comporté très correctement.

 

Le bateau sur l’arbre, vers la fin du film, on ne sait pas si c’est réel ou si c’est une hallucination…

Je voulais un bateau qui fasse carton-pâte comme à Hollywood. Mais c’était un vrai bateau qui pesait des tonnes. Nous avons fait construire un échafaudage de 30 mètres de haut, tout autour de l’arbre. Il a fallu 35 ouvriers et une semaine de travail pour hisser le bateau, que nous avions découpé en cinq parties, montées séparément et rassemblées dans l’arbre. Aujourd’hui encore, il est dans l’arbre, au Pérou. Dans le film, il semble irréel. Pour obtenir cet effet, j’ai attendu le moment juste pour tourner. Durant la saison des pluies, presque chaque jour, des nuages très sombres s’amoncellent avant l’orage, la pluie et les éclairs. J’ai attendu ce moment-là, les nuages presque noirs, au fond, derrière l’arbre. Cela crée une atmosphère étrange. Il me fallait ces quinze minutes, je savais qu’elles arriveraient, et je les ai attendues.

 

Les dizaines de petits singes, à la fin du film, venaient-ils eux-mêmes sur le radeau ou a-t-il fallu les mettre en place ?

Ce sont des animaux sauvages. Pendant des mois, des Indiens en capturaient pour nous, mais finalement, ils les ont tous vendus à un Américain. Il nous a fallu voler ces trois cent cinquante singes à l’aéroport. Ils étaient déjà dans un avion qui allait partir pour les Etats-Unis. Nous sommes entrés à la douane en disant : « Nous sommes vétérinaires, montrez-nous les papiers de vaccination pour les singes ! ». Nous savions qu’il n’existait aucune loi de ce genre. Mais nous hurlions tellement fort que l’homme qui nous faisait face a fini par admettre qu’il n’y avait pas de papiers. Alors, nous avons dit : « Descendez tous les singes de l’avion ». Nous les avons mis dans notre camion et nous sommes partis. La scène finale a été difficile à tourner parce que ces singes nous mordaient jusqu’au sang. J’étais sur le radeau, et quelques singes, pris de panique, me mordaient partout sur le corps. Je ne pouvais pas crier parce que le son était en direct. C’était un cauchemar.

 

La nature est présente partout dans le film, constamment, dès le début. On a le sentiment physique de la nature : elle est là, et il semble qu’Aguirre a osé la défier et qu’elle se venge.

Je préférerais perdre la vue plutôt que de perdre une jambe

Effectivement, mais ce n’est pas sa seule fonction dans le film. Je ne pense pas en vos termes. J’ai le sentiment physique de ce qu’est un tourbillon, un rapide, une jungle. Pour moi, tout cela se définit en contact, en termes de corps humain. C’est un travail d’athlète. C’est la raison, par exemple, pour laquelle j’ai moi-même descendu tous ces rapides. Je voulais ressentir le contact physique avec un rapide et, quand j’ai su ce que c’était, j’ai pu tourner. C’est un sentiment purement tactile, corporel. Je préférerais perdre la vue plutôt que de perdre une jambe. Le jour où je perdrai une jambe, je cesserai de faire des films.

 

 

1. Qui s’était déjà chargée de la traduction du précédent livre de Werner Herzog paru chez Séguier, Le Crépuscule du monde (2022), consacré à l’invraisemblable histoire du soldat japonais Hiroo Onoda. Retranché dans la jungle, Onoda y vécut près de trente ans, persuadé que la Seconde Guerre mondiale n’était pas terminée…

2. Si Aguirre fut projeté au festival de Cannes dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs en mai 1973, le film ne sortit officiellement dans les salles françaises qu’à la fin du mois de février 1975.