Condamné à mort, un homme, au crépuscule de sa vie, en retrace non les grandes lignes, mais les petites : les premières cigarettes, un panorama des Catskills un soir d’été, un dernier match de base-ball, l’alcool, des instants au bord du précipice, Elvis Presley à la télé à la fin de l’été 1956. Comme un Petit Poucet, Peter Schjeldahl, en rebroussant chemin, ramasse, en une centaine de pages, quelques cailloux. Ni les plus gros, ni les plus brillants… Comment je meurs est un texte vertigineux. Nicolas Chemla, son traducteur, auteur chez Séguier de Monsieur Amérique (2019), et de L’Abîme (2023) et Murnau des Ténèbres (2021) au Cherche Midi, nous en parle.
Comment avez-vous découvert ce texte ?
C’est Jean-Pierre Montal1 qui est tombé dessus. Jean-Pierre et moi sommes de vieux lecteurs du New Yorker mais lui est peut-être un peu plus fureteur que moi, et sans nul doute bien plus raffiné (sourire). Schjeldahl, je connaissais sa signature, mais j’avoue que je ne lisais guère ses critiques d’art. Et puis j’ai fini par développer une relation d’amour-haine avec le New Yorker qui, à mes yeux, a un peu sombré dans sa propre caricature. Il y a un style New Yorker et celui-ci a fini par influencer – et même contaminer – la plume de certains écrivains. C’est toujours malin, fin, rien ne déborde du cadre, mais pour ce qui est du vertige, mieux vaut, la plupart du temps, passer son chemin…
Pourquoi Jean-Pierre Montal a-t-il pensé à vous pour traduire ce texte ?
Jean-Pierre savait que j’avais très envie de traduire. Je m’étais déjà essayé à cet exercice, que j’adore, il y a plus de vingt ans, avec un gros bouquin sociologique, L’Émergence des créatifs culturels de Paul Ray et Sherry Ruth Anderson. J’ai passé pas mal de temps aux États-Unis, notamment à San Francisco, qui est en quelque sorte le laboratoire du monde de demain, et qui me fascine – mais j’ai aussi beaucoup traîné en Nouvelle-Angleterre, pas loin des Catskills justement, une Amérique plus rurale, assez proche finalement de celle dont vient Schjeldahl. Par ailleurs, ma bibliothèque se compose aux deux tiers de livres en langue anglaise. Je lis donc, le plus souvent, en VO. Les rares fois où j’ai ouvert des traductions françaises, elles me sont assez souvent tombées des mains…
À ce point-là ?
Disons, pour faire court, que je trouve que les traducteurs français font parfois perdre aux textes une partie de leur subtilité, atténuent même leur impact, politiquement correct oblige. Mais c’est surtout, me semble-t-il, un certain profil sociologique, un rapport à une Amérique qui ne s’éloigne que rarement des milieux universitaires et créatifs qui empêchent souvent de percevoir les nuances d’un texte, un rapport à la langue plus « populaire ». Bon, on ne va citer personne, sinon on risque de se faire encore des copains. Et il serait fastidieux d’énumérer le nombre d’expressions courantes dans le langage américain traduites littéralement en français. J’ai tout de même vu des erreurs qui m’ont chiffonné en lisant des romans de Philip Roth, notamment Tromperie, cette suite de conversations sur l’oreiller, très crue et « langage parlé », pas du tout soutenu, auxquelles la traduction donne un caractère affecté… Des « that’s why » traduits par « c’est pourquoi » – alors que l’on dirait plutôt « c’est pour ça que » en français –, des « I bet », courant en anglais, traduits par « je te le parierais » alors que, dans la « vraie vie », on n’entend jamais ça, on dit plutôt « c’est clair », ou « je n’en doute pas »…
Comment avez-vous abordé la traduction de Comment je meurs ?
Ce qui m’a d’emblée séduit chez Schjeldahl, c’est son rapport non académique à l’art et à la langue, son ironie mordante, son détachement. Je ne voulais surtout pas faire de Comment je meurs quelque chose d’abscons. Hors de question que cela tourne au long poème en prose, d’inspiration beat par exemple, même si Schjeldahl fut poète avant d’être critique d’art. Il fallait rester au plus près du texte, le plus simple possible. Mon objectif était de conserver, en français, la fluidité originale, même s’il fallait, pour cela, être un peu moins sec, ajouter, ici et là, une ligne ou deux. Nous avons passé beaucoup de temps à retravailler ma traduction avec Jean-Pierre Montal, à nous poser des questions de forme, à polir le texte, à le relire à haute voix, face à face, afin qu’il « coule », qu’il soit le moins « affecté » possible, tout en conservant ces quelques vertiges qui font sa force.
Et puis il y a cet « air de rien » qui est dingue. Ce texte me fait l’effet d’un costume discret qui irait parfaitement bien à son porteur, mais dont on ne remarquerait pas au premier abord les coutures, les plis et les détails qui en font une véritable œuvre d’art. Là c’est pareil : quand on se penche sur le texte, il vous éblouit par la précision de sa facture, l’intelligence de ses choix, tant stylistiques que narratifs.
À la première lecture, on peut passer à côté de sa grande profondeur parce que l’auteur a fait le choix de ne retenir que des petits riens, beaucoup de choses plutôt insignifiantes de prime abord. Mais il a fait, au contraire, des choix vertigineux, dictés par une volonté d’économie, sinon d’austérité. Ce refus de l’emphase, de l’opératique ou de la poudre aux yeux est assez frappant. Par sa position, la carrière qui fut la sienne, Schjeldahl aurait pu jouer la flamboyance, le côté rich and famous, le name dropping… Or il n’y a quasiment aucun nom connu dans le texte. On croise Susan Sontag – dans une scène peu à l’avantage de l’auteur, d’ailleurs – mais c’est à peu près tout.
Et puis ce rapport au rien, cet art du vide (qui est vraiment une des clés du texte), philosophiquement, c’est quelque chose qui me passionne, que je creuse par exemple dans Murnau des Ténèbres, via l’art maori et celui de Matisse, mais aussi dans L’Abîme, avec l’Ungrund de Jakob Boehme. L’abîme, c’est vraiment tout au bord que Schjeldahl a écrit son texte…
« Le rien qui n’est pas là, et le rien qui est », comme il l’écrit page 92, citant le poète Wallace Stevens… On retrouve aussi dans le livre tout l’humour et l’esprit que le critique d’art déployait dans ses chroniques, lorsqu’il disait par exemple que « Raphaël avait ajouté un peu de sucre à la recette de Léonard ». Ou que si Velázquez, qu’il admirait tant et surnommait « Mister Cool », avait été un chanteur de rock, il aurait sans nul doute pris les traits de Roy Orbison…
Illustration supplémentaire de son approche non académique des choses ! Schjeldahl revendique pleinement son côté Midwest, ses origines campagnardes. Comment je meurs est non seulement un texte très drôle mais profondément philosophique. Pour moi, c’est un peu À la recherche du temps perdu inversée, du Proust en négatif, en quelque sorte ! Parce qu’au fond, on ne part pas non plus de grand-chose dans la Recherche, trois fois rien, une madeleine trempée dans le thé, un chemin qui part d’un côté ou de l’autre, une mélodie entêtante, un regard déplacé… Qu’est-ce que l’on retient d’une vie ?
Vous citez James Salter dans votre note de traduction en fin d’ouvrage, intitulée « Précis de recomposition ». Ses aficionados se rappellent que c’est une phrase de Jean Renoir qui inspira à Salter Un bonheur parfait, considéré comme l’un de ses plus grands romans : « Les choses vraiment importantes dans une vie, ce sont celles dont on se souvient. » Ce procédé, que l’on peut définir comme impressionniste, est également utilisé dans Comment je meurs…
Et, comme Salter, Schjeldahl aime lui aussi jouer avec les polysémies (rappelons que le titre original d’Un bonheur parfait est Light Years, autrement dit « les années légères » mais aussi « les années de lumière »). Je trouve qu’on éprouve un vertige assez comparable en les lisant tous les deux. Des phrases à bas bruit, l’air de pas grand-chose, et puis bim ! un adjectif, une métaphore, un point-virgule qui renversent tout. Salter et Schjeldahl sont de surcroît l’exact opposé de ce que je suis, moi, en tant qu’écrivain. Je revendique une certaine sinuosité de la phrase. Ce qui ne m’empêche pas d’avoir beaucoup d’admiration pour la concision, la simplicité. Je dis souvent, avec un sourire et une certaine mélancolie, que « quand je serai grand », j’aimerais écrire comme James Salter !
Nicolas Chemla a débuté chez Séguier il y a dix ans en signant l’essai Luxifer, qui interrogeait les liens entre le luxe et le Mal. En 2016, il a fait paraître un second essai, Anthropologie du Boubour (sous-titrée « Bienvenue dans le monde du bourgeois bourrin », catégorie socio-politique dont Donald Trump était présenté comme le parangon, six mois avant son élection à laquelle personne ne croyait). Monsieur Amérique, son premier roman, retraçant la vie du culturiste Mike Mentzer, est sorti en 2019 chez Séguier, dans la collection « L’Indéfinie », et vient d’être traduit en anglais. Nicolas Chemla a publié deux autres romans au Cherche Midi : Murnau des ténèbres, lorgnant vers Joseph Conrad et Herman Melville (finaliste du prix Renaudot 2021), et L’Abîme, de facture décadentiste et gothique (finaliste du prix des Deux Magots 2023).
1. Jean-Pierre Montal, éditeur chez Séguier, y a publié récemment son cinquième roman, La Face nord. Il a réalisé l’interview de la veuve de Peter Schjeldahl, Brooke, qui figure en annexe de Comment je meurs.