Biographe de Roger Nimier, auteur d’une récente somme sur les Hussards, Marc Dambre rencontra Louis Malle à l’automne 1988 pour évoquer en sa compagnie l’auteur du Hussard Bleu et sa contribution à l’adaptation et au dialogue d’Ascenseur pour l’échafaud. Issu d’une conversation à bâtons rompus qui eut lieu en présence de Jean Namur, camarade de jeunesse de Nimier, cet entretien fut revu et complété par Louis Malle. Il parut dans la sixième et dernière livraison des Cahiers Roger Nimier au printemps 1989. Il peut être lu accompagné, en fond sonore, par l’extraordinaire bande originale de Miles Davis qui fit tant pour la renommée de ce film annonçant la Nouvelle Vague et couronné par le prix Louis-Delluc.
Marc Dambre : D’où vient que vous commenciez à travailler avec Roger Nimier sur le livre de Noël Calef ? Vous connaissiez-vous déjà ?
Louis Malle : Non, nous ne nous étions pas rencontrés avant l’été 1957. Après l’IDHEC que j’avais abandonné pour m’embarquer comme stagiaire avec le commandant Cousteau (Le Monde du silence a été tourné entre 1954 et 1955), j’avais été l’assistant de Robert Bresson pour Un condamné à mort s’est échappé, et puis j’avais écrit un scénario qui ne semblait pas intéresser les producteurs. C’est alors qu’Alain Cavalier – un ami depuis l’IDHEC – a attiré mon attention sur un livre qu’il avait acheté dans un kiosque de gare : Ascenseur pour l’échafaud. J’ai trouvé séduisante l’idée : ce crime qu’on impute à un meurtrier pendant son absence forcée. Je l’ai proposé à Jean Thuillier1, producteur d’Un condamné à mort, et je lui ai dit : je veux travailler avec Roger Nimier. Il me l’a donc fait rencontrer.
Mais pourquoi Nimier ?
J’aimais beaucoup les romans de Roger.
Il avait aussi une certaine expérience du cinéma…
Non, pas vraiment. Il n’avait guère écrit encore pour le cinéma. Ne s’agissait-il pas plutôt de besognes ?
Ils avaient été très nombreux à collaborer à Ali Baba et les 40 voleurs de Jacques Becker. Et en 1952, I Vinti d’Antonioni n’est que l’un des trois sketches du film.
Nous faisions « notre » premier film. Le départ avait d’ailleurs été difficile. Le producteur n’avait pas été enthousiasmé par le livre de Noël Calef. Il avait toutefois reconnu qu’on y trouvait une bonne intrigue policière. Ce serait donc une série B avec à l’affiche Jeanne Moreau, qui tournait alors ce type de films. En réalité, le personnage de Jeanne Moreau, nous l’avons inventé ; il n’existe pas dans le livre.
Mais bien avant Ascenseur pour l’échafaud, Roger voulait la rencontrer. Il avait été ébloui.
Possible, mais le personnage de la femme, Nimier et moi le voulions. Le choix de l’actrice est venu après. Jean Thuillier a pensé : le film sera vendable comme série B. Et dans le genre, Jeanne Moreau était attendue. Elle s’imposait alors davantage au théâtre. Au cinéma, elle tournait des séries noires avec Gabin. Les choses ont changé avec Ascenseur et Les Amants. Par exemple, Antonioni a engagé Jeanne Moreau pour La Notte parce qu’il avait aimé dans Ascenseur sa longue errance sur les Champs-Élysées.
Vous souvenez-vous comment vous avez travaillé ?
Deux ou trois mois pendant l’été 1957. À la fois beaucoup et pas vraiment longtemps. Des glissements progressifs, importants, se sont succédés. À la fin, le livre était bien loin.
Permettez-moi de vous citer : le texte remonte à trente ans et François Truffaut vous interviewait pour Arts (13 août) : « Le scénario d’Ascenseur pour l’échafaud ne permettait rien d’autre qu’un exercice de style ; avec Nimier, nous avons tourné et retourné le roman dans tous les sens avant de nous arrêter à la construction définitive ; un moment, nous nous étions beaucoup éloignés du sujet au point d’aboutir à une sorte d’Histoire des Treize moderne ; puis il a fallu tout de même se rapprocher du livre… » Ma question est double : qu’entendiez-vous par « exercice de style » ? Et avez-vous souvenir de cette tentation ou tentative du côté de Balzac ?
Aujourd’hui, je ne vois pas Ascenseur comme un exercice de style, plutôt un film ambitieux de débutant qui veut cumuler ses admirations contradictoires pour Bresson et Hitchcock. Des maladresses, mais pas de poudre aux yeux, comme souvent dans les premiers films.
Roger n’avait que mépris pour le roman. Plusieurs fois, nous avons pensé à l’oublier complètement et je me rappelle qu’à un moment, c’était devenu un complot, une association secrète, comme les Treize. Finalement, nous sommes revenus à l’intrigue centrale du roman, le double meurtre et Julien coincé dans l’ascenseur, en rajoutant Jeanne Moreau et en essayant de rendre les personnages plus intéressants. Roger a réécrit une ou deux scènes ensuite. En particulier, pour le rôle joué par Hubert Deschamps. De mon côté, j’avais aussi pensé à d’autres acteurs : Belmondo, Terzieff, et même, Richard Bohringer, pour le rôle de Georges Poujouly, le blouson noir.
Roger Nimier a-t-il assisté au tournage ? Le 27 septembre 1957, il écrit à Antoine Blondin : « Mais je ne vais pas au studio, crainte de prendre la mise en scène en main et de me retrouver avec un nouveau métier. » Y a-t-il là simple plaisanterie ou bien s’intéressait-il à la matérialité du cinéma, à la réalisation du film ?
Je ne crois pas qu’il aurait eu l’immense patience qui est nécessaire dans mon métier ! En fait, il ne venait pas très souvent. Un tournage, quand on vient le visiter en spectateur, c’est très ennuyeux. Et puis, je ne crois pas que Roger prenait le cinéma au sérieux. Ça l’amusait, mais au fond, il n’aimait que la littérature. Le théâtre aussi.
A-t-il fait des suggestions autres que celles qui se rapportaient à sa propre participation ?
Nous travaillions ensemble à l’adaptation et il a signé le dialogue. Mais il a proposé pour la musique Germaine Tailleferre du « Groupe des Six ». Or Miles Davis était à Paris, et Boris Vian me l’a fait rencontrer. C’est ainsi que Miles Davis, après avoir vu deux fois le film, a improvisé la musique en une nuit, de dix heures du soir à six heures du matin.
Nimier a-t-il marqué de l’intérêt pour le film au moment de sa sortie ? À Chardonne – qu’il trouvait d’ailleurs trop complimenteur – il écrit alors (début février 1958) : « Film incohérent avec de bons passages et d’autres nettement ridicules. » Il poursuit : « Les éloges sont payés comme il arrive souvent dans le cinéma. »
Je ne me souviens plus guère des critiques. Mais, à cette époque, on reprochait souvent aux dialogues d’être trop « littéraires ».
Dans Les Temps modernes d’avril 1958, on affirme que le film est en tout point « fasciste »…
Je n’en ai pas le souvenir. Mais Julien Tavernier, héros d’Indochine et para décoré, c’est une façade ; il est récupéré par Carala qui s’est enrichi dans les affaires… les piastres ?… Tavernier n’est pas un personnage positif. Alors, film « fasciste » ? C’est un poncif, une réaction bien datée… D’autre part, le prix Delluc, donné à un écrivain de droite, et à un metteur en scène débutant, a agacé pas mal de gens. À la fin de 1957, Nimier était un écrivain qui ne publiait plus depuis quelques années. Mais, dans le passé, il avait irrité ; certains lui en voulaient. Ce succès ne leur convenait pas. Le film en a un peu souffert au moment de sa sortie. Et sans doute le ton du film dérangeait-il. On n’y retrouvait pas les catégories à la mode, la morale bien-pensante. En fait, j’avais le souvenir que le film avait été très bien accueilli. En feuilletant le cahier de presse aujourd’hui, je trouve une certaine hostilité.
Philippe d’Hugues écrit en février 1964 : « Le mythe du para trouve ici une de ses premières esquisses déjà ambiguës. « Un parachutiste est un ange », c’est le sarcasme que lance Carala, l’industriel odieux (et mari trompé), à Julien Tavernier, ancien capitaine para, légionnaire de surcroît. Par contre, aux yeux de la petite fleuriste, le prestige du mythe est intact. » Qu’en pensez-vous aujourd’hui ? Qu’en pensiez-vous alors ?
Pas grand-chose, sinon qu’il y a eu en France avec les anciens d’Indochine des années 1950 le même malaise que les Américains ont connu dans les années 1970 avec les vétérans du Vietnam. Ils s’étaient battus pour rien, beaucoup de leurs camarades y étaient restés, et de retour en France, ils étaient mal vus, témoins gênants d’une aventure absurde et immorale. Je crois que ça explique beaucoup ce qui s’est passé en Algérie en 1958 et après, quand le mythe du para est vraiment devenu une obsession majeure.
Philippe d’Hugues parle d’ « autres formes de romantisme contemporain », celui de la vitesse en particulier. Et il ajoute : « Ce n’est pas Belmondo dans À bout de souffle qui, l’air tendu, déclare : “On aime rouler ou on n’aime pas rouler”, c’est Poujouly, le petit blouson noir du film. » Peut-on voir parmi les signes de romantisme la tentative de suicide des jeunes amants, l’adolescent héritier des J3, le mépris de la bourgeoisie ?… Quelle part de conscience, en Nimier et vous, à propos de ces phénomènes d’époque et de mentalité ?
Il est vrai que la phrase a été souvent rappelée. Mais les images de l’autoroute de l’Ouest dans Ascenseur ont pris après la mort de Roger d’autres résonances. Sur le deuxième aspect de votre question, je crois que le film représente assez bien un certain romantisme de l’époque, une nouvelle génération qui avait la passion des voitures rapides, des voyages improvisés au milieu de la nuit. Roger avait une Aston Martin, j’avais une Jaguar, et tous deux errions beaucoup dans la nuit de Paris. Une dérive, si vous voulez. Le scénario a été écrit le soir, quand je rejoignais Roger à son bureau du rez-de-chaussée de Gallimard, où nous restions jusqu’à minuit pour aller ensuite rejoindre Blondin et traîner. À l’époque, je ne vivais que la nuit, sauf pendant les tournages, bien sûr. Et encore. Il m’arrivait d’aller directement de chez Castel au tournage. Ce genre de vie faisait de nous des marginaux, des solitaires, méprisant les conventions sociales. Des « dandys » pessimistes et joyeux qui nous moquions de l’intelligentsia stalino-bourgeoise de l’époque.
Après le tournage, avez-vous avec Nimier continué à vous rencontrer ?
Oui, en particulier par le cinéma. Pour Les Amants, j’ai travaillé avec Louise de Vilmorin, qui était une amie de Roger. Au moment de Zazie, il m’a recommandé Volker Schlöndorff pour stagiaire, qui n’avait pas vingt ans. Nimier avait repéré sa copie de concours général de philosophie, qu’un journal avait publiée ; ça se faisait alors. Nimier le mettait toujours en boîte à ce propos !
Et les voitures rapides ?
Je n’aimais pas beaucoup monter en voiture avec lui… Mais nous étions un peu fous alors ! Comment a-t-on fait pour ne pas tous se tuer ?
Jean Namur : Le soir où il a voulu me présenter à Paul Morand, « un des princes de la littérature » disait-il alors, deux magnums étaient nécessaires : « Le champagne m’assure… » On est parti à deux heures du matin pour la campagne.
Seulement, ça ne manquait pas de drôlerie. Un soir, nous sommes allés chercher Jeanne Moreau à la sortie du théâtre, lui avec l’Aston Martin, moi avec une de ces petites voitures blanches semblables à des pots de yaourt, une Isetta je crois : nous nous sommes entassés à trois dans l’Isetta rangée devant le théâtre, le temps d’aller jusqu’à l’Aston Martin… que nous avons prise pour aller dîner quelque part.
Avez-vous rencontré des écrivains par son intermédiaire ?
Il m’a emmené voir Céline deux ou trois fois, à Meudon.
À l’époque d’Ascenseur ?
Oui.
Vous vous souvenez de certains propos échangés au fil des jours ?
Il était très joueur. J’ai gardé de ses lettres. C’est délibérément, je crois, qu’il n’écrivait plus. De trente à quarante ans, c’est un très mauvais passage, pensait-il. Et il le disait. Il voulait passer très rapidement ces années au champagne et revenir ensuite à la littérature. Mais il a dépassé la quarantaine sans le faire.
Il allait avoir trente-sept ans quand il est mort.
Je le croyais moins jeune. Pour moi, son cadet de sept ans, il était un ancêtre. Rappelez-vous que j’avais 25 ans quand nous avons travaillé ensemble.
Vous êtes né un 30 octobre et lui un 31, sous le signe du Scorpion. Il y attachait de l’importance. Est-ce que cela vous est apparu ?
Roger était très Scorpion, et moi aussi, je suppose. Quand je dis que je suis Scorpion ascendant Scorpion, les gens ont souvent un mouvement de recul, comme pour se mettre hors de portée !
Atteint de tachycardie dès l’époque de son engagement au 2e hussards en 1945, il a eu d’autres crises et se croyait malade du cœur. Avez-vous quelques souvenirs à ce sujet ? Je me suis demandé aussi, voyant que vous avez dédié Le Souffle au cœur à Nimier, s’il y avait là un rappel ou s’il y avait une allusion au thème de l’inceste que l’on trouve chez Nimier, en particulier dans Les Épées. Est-ce une série de coïncidences ?
Je ne crois pas aux coïncidences. J’ai dédié le scénario du Souffle au cœur à Roger parce que j’ai pensé que le film l’aurait amusé et aussi parce que ce scénario était édité par Gallimard. Chaque fois que je retourne rue Sébastien-Bottin, c’est à Roger que je pense. Je lui avais raconté mon souffle au cœur, à l’époque d’Ascenseur, et nous avions plaisanté sur le duo de cardiaques que nous étions.
Vous vous êtes toujours aussi bien entendus ou y a-t-il eu des ombres entre vous ? Nimier était quelqu’un qui se brouillait…
À une époque, nous nous voyions moins en raison de dissentiments sur la guerre d’Algérie. Mais nous nous sommes revus pendant l’été 1962. C’était déjà l’indépendance. J’étais allé filmer là-bas au mois d’août les premiers temps du changement. En septembre, nous nous sommes rencontrés aussi…
D’après Antoine Blondin, « le matin de l’accident, nous bavardions avec Louis Malle. Ce dernier, et par ailleurs ce benjamin, baignait dans la mélancolie d’avoir bientôt trente ans. — Comme je vous comprends, lui dit Roger, il vous faut encore attendre vingt ans avant d’en avoir cinquante. Nous avons de l’avance sur vous. »
Oui, je l’ai vu ce matin-là chez Gallimard parce que j’avais le projet du Feu Follet et que je voulais le lui proposer. Nous sommes allés au Port-Royal et Antoine Blondin est arrivé. Nous devions même déjeuner ensemble, mais Roger est parti. À cinq heures, je suis repassé rue Sébastien-Bottin, mais il était très occupé par le lancement du livre de la romancière…
Sunsiaré de Larcône…
Il n’était plus en bons termes avec Pierre Lazareff à cause de ses chroniques du Nouveau Candide, mais Elle lui demandait un papier sur Sunsiaré de Larcône. C’est en téléphonant le lendemain matin à dix heures chez lui – au sujet du projet Drieu – que j’ai appris l’accident.
J. N. : C’est quelques jours plus tard que tu as entendu la voix de Roger. Il avait enregistré sur ton magnétophone des déclarations qui n’étaient pas d’un enfant de chœur…
Non, ça c’est la légende. Mais bien avant, je me souviens, un soir que nous étions sur Ascenseur et que je devais sortir dîner, il m’a dit : « Je vais rester travailler. » Et, avant de partir à son tour, il a laissé sur bande magnétique un message qui était tout à fait obscène.
Patrick Modiano a obtenu en 1968 le prix Nimier pour La Place de l’Étoile. Vous avez fait ensuite appel à lui pour Lacombe Lucien. Y a-t-il là une logique ? Une parenté ? Parliez-vous parfois de Nimier ?
Bien sûr, nous parlions parfois de lui. J’avais lu les deux premiers livres de Patrick Modiano, et c’est pourquoi je lui ai demandé une collaboration. Lacombe Lucien a beaucoup choqué en France. Je crois qu’il y a là une histoire de sensibilité… Les gens se fient généralement aux idées reçues, aux reconstructions arrangeantes. Dès que l’on s’en écarte, un certain nombre de tabous sont bousculés. Toutes proportions gardées, un phénomène analogue s’était produit pour Ascenseur.
1. Jean Thuillier (1918-1967) produisit également Les Amants (1958) le deuxième long-métrage de Louis Malle, ainsi que Le Testament d’Orphée de Jean Cocteau en 1960 et Les Mauvais Coups de François Leterrier (1961), adaptation d’un roman de Roger Vailland, avec Simone Signoret et Alexandra Stewart…