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Séguier

La Nouvelle Vague selon Gégauff

Sa réputation sulfureuse le précédait : homme aux nombreuses conquêtes, dépensier, fêtard, Paul Gégauff a fasciné la Nouvelle Vague. Tout commence à la fin des années 1940 quand il rencontre la bande du ciné-club du quartier latin – à savoir Rohmer, Truffaut, Godard, Douchet, Rivette, et bien sûr Chabrol dont il deviendra vite le scénariste fétiche. Celui qui se voulait écrivain (Roger Nimier avait salué son second roman) mais ne croyait plus à la littérature se retrouve embarqué dans l’aventure de cette nouvelle génération de cinéastes. Tous seront marqués par son charisme et ses extravagances, au point de leur inspirer parfois des personnages : Belmondo/Poiccard dans À bout de souffle, c’est lui.

En 1983, il meurt poignardé le soir de Noël par sa jeune épouse après lui avoir lancé « Tue-moi si tu veux, mais arrête de m’emmerder ».

Gégauff est un maudit, un perdant magnifique du cinéma français – un Inactuel.

 

 

Tout ce beau monde. Truffaut, Godard, Chabrol, Maurice Schérer, alias Éric Rohmer, alias le Grand Maumau, Astruc, Rivette, Doniol-Valcroze et beaucoup d’autres, je l’ai connu, il y a bien des années, rive gauche, au ciné-club du quartier Latin. Il y avait des débats en fin de séance et ça discutait ferme, sauf moi, qui n’ai jamais bien su parler en public. J’habitais alors un petit hôtel de la Sorbonne, avec le Grand Maumau qui occupait une chambre à côté. Nous avons été, Dieu sait comment, nommés présidents de ce ciné-club qui fut une grande entreprise de filouterie en même temps qu’une pépinière de cinéastes. Les deux animateurs et moi-même tapions joyeusement dans la caisse, à la plus grande indignation du Grand Maumau, qui préféra toujours le cinéma à la vie.

 

Le ciné-club ferma le jour où l’un des deux animateurs, d’ailleurs voyou sans envergure, fut convaincu de viol dans le bois de Verrière et condamné à huit ans de bagne lors d’un procès où je fus témoin de moralité. Cette débâcle ne nous désunit pas. Nous tous transportâmes nos pénates aux Cahiers du Cinéma, fondés depuis peu sur les débris de l’ancienne Revue du même nom. Revenons en arrière. Un après-midi, je vois un type maigre, avec des lunettes, installé au deuxième rang. Il vitupère le film qu’on vient de voir, avec une espèce de hargne qui m’agace et que ne méritait pas ce navet. Une querelle monte entre nous et il me vient cette apostrophe malencontreuse : « Mon bon monsieur, quand on ne possède, ce qui me semble être votre cas, qu’une culture cinématographique équivalente à zéro, on la boucle. »

 

Aussitôt, il répond : « Qui a été le décorateur du film de Dreyer, Vampyr, tourné en 1932 ? »

 

Je reste bouche bée. « C’est un film archi-connu. Vous devriez le savoir. »

 

Je ricane à mon tour : « Je suis, au contraire, fier de l’ignorer. Vous me rappelez un voisin de ma mère, technicien à la SNCF, qui connaît tout ce qui concerne les chemins de fer, le poids d’un rail, le kilométrage du réseau, et autres choses dont il déduit volontiers l’âge du chef de gare. C’est là un aspect de la science indigne d’un homme de qualité… Comment vous appelez-vous ?

— Chabrol. Et je préfère encore le voisin de votre mère à monsieur son fils, car celui-ci émet des idées brumeuses et parle pour ne rien dire. Le décorateur de Vampyr, c’était X… »

 

Le flot de spectateurs nous entraîne vers la sortie et nous nous retrouvons dans le hall, au milieu d’un groupe. Dieu sait lequel des deux dit à l’autre : « Tu as une tête de con. »

 

Le Grand Maumau intervient avec d’immenses gestes d’araignée : « S’il vous plaît, pas ici ! Tout le monde vous regarde. Vous nuisez au bon renom du ciné-club du Quartier latin. »

 

Je réponds : « Toi, le Grand, ça va comme ça. Ton ciné-club, c’est pour nous procurer du pognon et des filles, espèce d’hypocrite. Monsieur m’a insulté. Nous allons régler ça. »

 

Je me battais beaucoup et bêtement à l’époque. Je regarde Chabrol : « Il y a une petite rue à côté. On y va ? »

 

Nous sortons. Nous nous épions du coin de l’œil, avec un enthousiasme sans cesse décroissant. Vingt mètres passent, trente, cinquante, cent. Aucun de nous ne se décide. Un bistrot brille au loin. Cette vue nous suggère de remplacer le combat par un verre. Cher garçon ! Depuis, nous avons été inséparables, à part quelques petites brouilles dont il est entièrement responsable. Il est, de loin, le plus doué des metteurs en scène de ce qu’on a, si sottement, appelé la Nouvelle Vague, avec une justesse de coup d’œil, un sens de l’effet extraordinaires. Son défaut : pas beaucoup de goût. Mais tant d’imbéciles en ont, et de plus en plus. Presque en même temps, Maumau préparait un film et, de Schérer, avait tiré la pseudo-anagramme de Rohmer (moi, je m’appelais Luc Dutour quand j’avais particulièrement honte d’un écrit alimentaire. Il est incroyable que cette combinaison lumineuse n’ait jamais été décryptée).

 

Pourquoi ce pseudonyme d’Éric Rohmer ? Maumau avait à Tulle une mère fort pieuse, qu’on eût pu croire issue d’une chronique de Jouhandeau, femme de tête et de bien, d’une bonté à l’ancienne manière. Elle croyait son fils professeur et serait morte de honte si elle avait appris son nouveau métier : la littérature, et, pis encore, le cinéma. Pauvre vieille femme ! Elle était de l’Action française et ses deux fils étaient devenus en cachette, et selon la mode de l’époque, communistes. Maumau est aujourd’hui partisan de Pinay, le comble du paradoxe pour un esprit aussi agile. Les jeunes aiment choquer les vieux en étant de gauche ; Maumau, lui, poussant le jeu à sa limite, se délecte à choquer ceux qui prétendent le choquer. (Il est, soit dit en passant, d’une intelligence supérieure, le plus intelligent des cinéastes que j’aie connus.) Donc, nous voici préparant Les Petites Filles modèles, d’après la comtesse de Ségur. Truffaut, André Bazin, Chabrol, Godard, etc., tout le monde s’y met. Truffaut est en maison de correction, il a puisé dans la caisse (décidément !) d’un ciné-club. Bazin, à qui le cinéma doit tant et notamment cela, vient de l’en tirer. Il commence une carrière de journaliste avec un talent fou. Sa plume est vive, drôle et juste. Godard n’a pas la chance d’être mineur : il sort, lui, de prison. Il a commis, à Berne et à Lausanne, toutes sortes de friponneries. Il a fracturé le coffre-fort de la Radio-Télévision suisse. Il a cambriolé la clinique de son père, lequel ne veut plus entendre parler de lui. Aidé par une reine de beauté, Miss Chaud-de-Fond, sa maîtresse et complice, il a commis un fric-frac en règle, avec tout un matériel de pinces-monseigneur et de chalumeaux. Il lui a fallu des efforts inouïs pour forcer la porte du vieux, pendant que sur le trottoir, à l’ombre d’un renfoncement, Miss Chaud-de-Fond faisait le guet. Hélas ! Papa serrait bien son magot ; cette nuit de transe ne leur rapporte que trois kilos de patates. Et leur détresse est telle, dans leur glaciale mansarde, qu’ils font main basse sur le butin sans gloire. Enfin, Jean-Luc est allé s’acheter une conduite sur un barrage en montagne, où il est manœuvre. Il en rapporte un documentaire très beau, un peu rasant il faut bien dire, et le voici parmi nous, méditant derrière ses lunettes noires et disant grand bien de Mussolini.

 

Jean-Luc disait grand bien de Mussolini.

Chabrol vient de faire un riche mariage. Généreux comme toujours, il pourvoit aux premiers frais de l’opération « Petites Filles modèles ». Puis, au hasard d’une promenade sur le Boul’Mich, nous tombons sur un riche Camerounais, Wolfgang Amadeus Kéké. Il nous présente à son oncle, Richard Wagner Koko. Ce dernier s’enthousiasme pour les petites filles modèles dont, visiblement, il surestime l’âge. Un premier chèque arrive, c’est l’ivresse. Le film sera tourné à Harcourt, dans le château du duc. Tout commence bien, comme toujours. Ils s’installent dans le château (je n’y étais pas). On déballe fiévreusement le matériel, avec la casse qui accompagne toujours ce genre d’opération. Les petites filles modèles, logées dans les soupentes, sont accompagnées de leurs mamans. Ces dames, généralement veuves d’officiers, ont eu des malheurs qu’elles surmontent avec dignité. Elles se nomment, pour la plupart, Mme de Sainte-Foix, Mme de Saint-Hubert ou Mme de Villepreux. Elles se tiennent droites sur le rebord de leurs chaises et lèvent le petit doigt sur l’anse des tasses à café. Godard me raconta l’anecdote suivante, qu’il jure être vraie : pendant une nuit de tournage, il pénètre dans le foyer. Mme de Villepreux et les autres dorment profondément en attendant le retour de leurs filles. Il crie : « Cordon, s’il vous plaît ! » Et l’on assiste au spectacle extraordinaire de ces douairières qui, dans leur sommeil, tendent la main vers une tirette imaginaire.

 

Tout finit mal, comme toujours. Le deuxième chèque se fait attendre. On mange des croûtons de pain frottés d’oignon. (Le Grand Maumau adore ça. Il ne comprend pas qu’on fasse la fine bouche. D’ailleurs, même aujourd’hui qu’il est riche, quand on le rencontre, c’est toujours sortant d’une boulangerie, une ficelle à la main. De même, ne supporte-t-il pas le réfrigérateur, l’automobile, la télévision, admet tout juste les quatre éléments des premiers philosophes – je veux dire l’eau, le gaz, l’électricité.) Donc, on se serre la ceinture, les petites filles modèles, jusqu’ici exemplaires, se répandent en plaintes, en gémissements. Un jour, horreur ! la machine à écrire disparaît. Vingt regards accusateurs se braquent immédiatement sur Godard. Il jure que ce n’est pas lui, mais la machine est retrouvée le lendemain au clou d’Évreux. Elle a été mise en gage, paraît-il, dit le fonctionnaire, « par un particulier mal rasé, affligé d’un fort accent suisse ». Trois jours après, autre drame. Mme de Saint-Hubert ne trouve plus, dans son sac, ses derniers mille francs. Cette fois, le Grand Maumau prend Jean-Luc à part : « Écoutez, vous y allez un peu fort ! (Il n’a jamais tutoyé personne, sauf moi-même.) Il ne faut pas exagérer. Rendez immédiatement cet argent.

— Mais ce n’est pas moi !

— Allons donc…!

— Parole d’honneur ! »

 

Le Grand Maumau n’ose trop insister de peur que Godard, vexé, ne s’en aille. Il n’y a pas plus susceptible que lui, plus prompt à bouder.

 

« Bon, dit Maumau. Faites en sorte que, ce soir, les mille francs réintègrent le sac.

— Mais puisque je vous dis…

— Alors, comment se fait-il que vous fumiez ? D’où vient ce paquet de Gauloises ? Il coûte 85 francs. Où êtes-vous allé prendre cet argent ? »

 

Le soir, effectivement, Mme de Saint-Hubert retrouva son argent, amputé du prix des Gauloises, soit 915 francs. Le coup de grâce lui fut donné, il faut bien le dire, par l’auteur de ces lignes, et il n’en est pas tellement fier. Je rencontrai, un soir, les deux Camerounais à une terrasse des Champs-Élysées. Kéké me présente à Koko. Après quelques mondanités (je les complimentai sur leurs prénoms, Wolfgang Amadeus et Richard Wagner, qu’ils expliquèrent par la permanence d’une tradition germanique dans ce qui fut une colonie du grand Reich), on en vint au solide : le film. Koko a un rictus amer. Ses traits se figent, tandis qu’il se répand en plaintes. C’est à peine s’il n’accuse pas le Grand Maumau d’être le pire des escrocs. On l’a abusé sur le choix du sujet. Les petites filles modèles, croyait-il, c’était une histoire qui se passait à Montparnasse, dans un atelier de peinture, avec plein de filles à poil, nom de Dieu ! qu’on croquait le jour et qu’on baisait la nuit, dans un déferlement frénétique de gros rouge, de tartes à la crème et de tapes sur le cul. Et maintenant, on lui parle de petites minaudières qui vouvoient leurs mamans. C’est infâme ! Le Grand Maumau, à Douala, on lui aurait baissé son pantalon sur la grand-place, et ce avant la bastonnade ! En tout cas, plus question d’envoyer le moindre centime. Il me vient une idée. J’avais fondé, sans la moindre corrélation avec l’affaire qui nous occupe, une entreprise d’exportation pour le Cameroun, nommée l’« Étoile de Paris ». Mon associé était François Charléty, espèce de colosse sympathique et fils du recteur qui fonda le stade universitaire du même nom. On expédiait toutes sortes d’articles : lotion pour décrêper les cheveux, lunettes de l’intellectuel et de l’homme d’affaires à verres non correcteurs, appareil photographique du jeune sportif – coût 250 f. (ce dernier, je l’ai expérimenté un jour et il m’a fallu un ouvre-boîte pour retirer la pellicule) – et vingt autres choses. Nous recevions des lettres d’une poésie exotique : « Chère madame l’Étoile de Paris, c’est le cœur abîmé de douleur que Frédéric II N’daoulé vous radote… » ; « Ô dieux de l’Olympe, envoyez-moi le cosmétique no 203 qui relèvera mesdames, votre beauté, prix 100 f., on paye à la commande… » ; « Quoi ! Je n’ai pas reçu mes mocassins vernis, j’aurais voulu les propager le jour du 14 juillet. Comme je n’ai plus rien à vous écrire, je m’arrête automatiquement… » L’affaire ne marchait pas selon mes espoirs et me voici proposant à Koko de la renflouer avec l’argent des « Petites filles modèles ». Il était, du moins le pensais-je, de toute façon perdu pour le film. Koko me dit qu’il réfléchirait, Kéké m’adresse un clin d’œil prometteur, et nous nous séparons. Le lendemain, je vois arriver le Grand Maumau, fou de rage : « Tu es un traître, vocifère-t-il, tu m’as perdu. Koko m’a dit qu’il hésitait, mais quand il a vu mon meilleur ami croire si peu en mon film, eh bien, les petites filles je n’avais qu’à me les foutre où tu sais. Je ne te le pardonnerai jamais. Et puis tu es d’une grossièreté incroyable, tu aurais pu me demander la permission, je t’aurais dit non. À partir de ce soir, je ferme à clef ma bibliothèque, vous êtes toujours tous à fouiller dedans, mes bouquins disparaissent, je les retrouve chez Gibert où je dois les racheter le double du prix ! »

Maumau est le plus paradoxal mélange que j’aie connu d’avarice et de fantastique générosité.

 

Il s’assied calmé mais ferme : « Je me suis vengé. Tu n’auras pas un centime de Koko. Je lui ai dit que ton entreprise n’était qu’une abjecte escroquerie destinée à abuser de la candeur de ses compatriotes. »

 

Le film était à l’eau, mais le soir même nous étions réconciliés. Maumau est le plus paradoxal mélange que j’aie connu d’avarice et de fantastique générosité. Il vivait de son maigre traitement de professeur à Sainte-Barbe, mais donnait à tout le monde, pourvu qu’il y eût une justification. Et jamais au-delà de la somme nécessaire. Quand, par exemple, Godard venait me rejoindre en Bretagne l’été, Maumau voulait bien lui avancer le prix du billet, 4 820 f. si mes souvenirs sont exacts, mais pas davantage. On allait dans un bistrot changer le billet de 5 000 f. et Jean-Luc devait rendre les 180 f. de la différence.

 

Jean-Luc n’y allait pas de main morte pour soutenir son train de vie, toujours prêt à donner aussi bien qu’à piquer.

Jean-Luc n’y allait pas de main morte pour soutenir son train de vie, toujours prêt (mais dans un style fort différent) à donner aussi bien qu’à piquer. Nous habitions plus ou moins ensemble à cette époque. Il se montrait d’une grande munificence et toujours fou d’amour pour la première venue. Sans la connaître, sans lui avoir adressé la parole, il se privait du nécessaire pour la couvrir de fleurs et de bonbons. Un jour, il s’éprend d’une fille dont je ne donne que les initiales, C. F., car telle que je la connais, elle serait capable de me traîner en justice. Jean-Luc s’épuise en envois de roses. Elle ne veut rien savoir. (Il faut bien reconnaître que le groupe des Cahiers n’a jamais eu beaucoup de succès de ce genre.) Il va mettre au clou tout ce qu’il trouve, et c’est un déferlement de chocolats, de fruits confits, de bouquins pâles qui lui rendront propice la divinité. Il n’a bientôt plus qu’un vieux pull à se mettre et je constate que les tiroirs se vident de leur monnaie et les rayonnages de leurs volumes. Jusqu’au beau jour où, fouillant ma veste, je constate qu’un billet de 50 000 f., tout ce qui me restait, a disparu. Par le plus malencontreux des hasards, on sonne à la porte et le plombier paraît, me présentant sa note. Je lui dis : « Attendez », et je cours rejoindre Jean-Luc au salon : « Jean-Luc, mes derniers cinquante sacs ont disparu.

— Ah !… »

 

Le silence est pénible. Les épaisses lunettes noires dissimulent le regard de mon antagoniste. Je prends toutes les précautions oratoires car je sais qu’il se vexe : « Jean-Luc, tu sais je ne suis pas du genre à juger. Je dirais même que ce mot “tu ne jugeras point” est le plus sublime qui ait jamais été prononcé et constitue le plus énorme progrès dans le domaine de la morale. Il prouverait à lui tout seul la divinité de Jésus. Moi-même, je ne suis pas un ange, il m’arrive bien parfois de… enfin ce n’est pas la question. Jean-Luc, je suis submergé de types qui me réclament des ronds. Il y en a un à la porte. Un bon mouvement, rends-moi les 50 000 f. »

 

Il semble tomber des nues : « Quels 50 000 f. ?

— Ne fais pas l’idiot. Je me fiche bien que tu me les aies fauchés ou non, je te les donnerais avec plaisir, mais nom de Dieu, j’en ai besoin. Rends-les-moi. »

 

Il se dirige vers la porte : « Puisque c’est comme ça, je m’en vais. »

 

Je le rattrape et décide de procéder autrement : « Pardon Jean-Luc, je retire ce que j’ai dit, j’en ai honte. »

 

Il se radoucit. Je continue : « Sois chic, je suis embêté comme jamais, prête-moi 50 000 f. C’est un ami qui te demande un service. »

 

Il réplique aussitôt : « Avec plaisir. »

 

Mais au lieu de me rendre le billet, il sort son carnet de chèques. C’est mieux que rien et je vais mettre le chèque dans la poche de ma veste. Puis je gagne le vestibule et demande au plombier de revenir plus tard, le temps que Jean-Luc passe à sa banque avec mon argent et que je puisse encaisser celui-ci. De retour au salon, je constate que ma veste a été déplacée. Elle pend par une manche sur le dossier de la chaise. Je fouille les poches. Le chèque s’est envolé. Je me contiens, décidé à avoir le dernier mot : « Jean-Luc, il vient d’arriver un malheur. J’ai perdu ton chèque. Impossible de remettre la main dessus. Mais tu me connais, si je le retrouve, je le déchire. Signe-m’en un autre. »

 

La rage au cœur, il s’exécute, tandis que je lui dis : « Tu es le plus chic type que j’aie vu. »

 

Il se précipita à la banque avant que je n’y aille. La face était sauve mais il n’eut pas pour autant C. F. Entre eux les relations s’aigrirent. Rien n’est plus pénible que ces situations où l’homme trop amoureux exaspère une femme qui ne demandait qu’à l’admirer. N’importe quel voyou eût possédé C. F. en lui pinçant les fesses. Les roses scièrent Godard. Il s’en rendait d’ailleurs parfaitement compte mais n’y pouvait rien car nul ne peut changer son style… Un soir, comme il est un peu fou, il décide de poignarder C. F. Ceci se passait rue de la Harpe, où il habitait. Il voit un grand couteau à pain, se jette dessus ; j’ai juste le temps de m’interposer, recevant au passage une estafilade dont je porte encore la trace. Ah ! Jean-Luc, laisse-moi profiter de ton exil en Palestine, où tu milites avec vaillance dans les rangs du FPLP, pour te faire cet aveu qui soulage ma conscience : C. F., durant toute cette période de drames, le soussigné se la faisait gaillardement. De grâce, pardonne-lui ! Ce n’était ni plus ni moins qu’une bonne affaire.

 

Chabrol, bourgeois, bon catholique, passait ses dimanches à la messe : il se fit communiste (à sa manière) le jour où il connut les actrices.

Les temps ont changé, les êtres aussi. Ces jeunes gens démentirent Clemenceau, qui dit qu’on est de gauche avant de tourner à droite, à moins d’être un idiot. Hormis le Grand Maumau trop subtil, et moi, pas assez, ils firent l’inverse. Tous plus ou moins réactionnaires, ils passèrent l’arme à gauche. Truffaut avait été pauvre, antisémite, ennemi des producteurs : il devint riche, marxiste et producteur ayant épousé la fille d’un gros businessman juif. Chabrol, bourgeois, bon catholique, passait ses dimanches à la messe : il se fit communiste (à sa manière) le jour où il connut les actrices. Godard, anarchiste modéré de droite, devint gauchiste et enragé par respect de la mode. Rivette, cinéphile et rien que cela, vierge à trente ans, crut découvrir la vie par le truchement du Petit Livre rouge. J’ai entendu, de la part d’amis qui me sont les plus chers, les pires extravagances. Godard alla jusqu’à me reprocher mon goût tous les jours plus prononcé pour la bonne cuisine. Quoi ! la bouffe est de tous les arts celui qui trompe le moins. On peut s’abuser (on n’y manque jamais) sur la qualité d’une peinture, les intentions d’un poète ou d’un politicien. Jamais sur l’exactitude d’une sauce selon qu’elle sera trop salée ou pas assez réduire. À quoi Rivette, qui était présent mais fort loin de tous ces problèmes, me répondit par l’argument connu « des petits Albanais, des petits Coréens, des vieillards de l’Inde et du Paraguay qui, pendant que tu t’empiffres… » Je l’interrompis en disant que mon abstinence ne les nourrirait pas et que, de toute façon, il serait indécent de ma part d’ajouter à la misère du monde en me privant. Ah ! les bien-pensants ! Au fond, la Révolution convenait bien à leur timidité, depuis qu’elle est devenue le fourre-tout de tous les poncifs.

 

Le Grand Maumau est venu me voir dans ma campagne, il n’y a pas longtemps, et nous avons passé un après-midi ravissant et mélancolique. Ça faisait bien un an que nous ne nous étions pas rencontrés. Il m’avait téléphoné quelques jours auparavant, pour m’annoncer son arrivée : « Surtout, préviens-moi le matin, avais-je dit, je risque de ne pas être là. » Mais il m’avait répondu, ce qui est bien dans sa philosophie : « Non, non, je veux que ce soit par hasard. Si tu es là, tant mieux, sinon tant mieux aussi, c’est que nous ne devions pas nous revoir. » Et il est arrivé à la gare de Conflans-Sainte-Honorine, ayant attendu une heure le car de 15 h 30 (il ne lui viendrait pas à l’esprit de prendre un taxi).

— Maumau !… ai-je commencé, ému.

— Écoute, ne m’appelles plus Maumau, ça nous rend ridicules.

— Quoi ! Tu ne voudrais quand même pas que je t’appelle Riri !

— Entre Éric et Maurice, tu as pourtant le choix.

— Plus maintenant mon vieux, c’est trop tard.

 

Il me regardait avec un drôle de regard, comme si j’étais une bête curieuse. J’en eus l’explication.

 

— Tu sais pourquoi je suis venu ?

— …

— Pour te dire que je me suis débarrassé de ton influence.

— Si l’un a influencé l’autre, c’est bien toi ! Et puis qu’est-ce que ça peut faire ! En règle générale, ceux qui influencent sont souvent ceux qui ratent. Dostoïevski l’a été, non par Balzac mais par Paul de Kock, qui était un minable en comparaison.

— Bravo pour ta modestie. Tu sais très bien de quoi je parle.

 

Je quitte le Ritz à la sauvette, abandonnant mes bagages, vêtu de trois paires de pantalons, de six chemises, d’un pull-over et de deux vestes.

En réalité Maumau fut toujours parfaitement étranger à ma propre manière. Tout au plus se servit-il de mon personnage dans ses œuvres. On me retrouve un peu partout, jusqu’à Ma nuit chez Maud. (Je n’ai pas vu le film, je vais très rarement au cinéma.) L’histoire du Signe du Lion, par exemple, m’est arrivée en grande partie. Je vivais douillettement à Barcelone de mon métier de contrebandier, ou plus exactement de prête-nom car, en ma qualité d’étranger qui facilitait les choses, un horloger des Ramblas s’était assuré mes services. Je n’ai d’ailleurs jamais bien saisi la combine, mais nous exportions clandestinement des montres suisses, je signais des bordereaux incompréhensibles et nous partagions les bénéfices. Je coulais des jours heureux et oisifs jusqu’à ce funeste mois de juillet où le bonhomme partit pour l’Amérique. Il me dit de ne pas m’en faire, qu’il serait de retour en octobre et que, en attendant, une somme serait à ma disposition chaque vendredi, à la banque de Bilbao. J’habitais l’hôtel Ritz, pas tellement cher à cette époque. Le premier vendredi, pas d’argent. Le deuxième, le troisième, pas davantage. Mes fonds baissent. Je quitte le Ritz à la sauvette, abandonnant mes bagages, vêtu de trois paires de pantalons, de six chemises, d’un pull-over et de deux vestes, emmitouflé dans un pardessus de ratine, avec les poches gonflées d’objets divers. Il fait 30° à l’ombre. Je maudis mon associé de toutes mes forces. J’achète une valise de fibrine et vais m’installer au Continental, sur les Ramblas. Mais je dois décamper dix jours plus tard, la note impayée, soulagé d’une bonne moitié de mes effets. Je prends une mansarde au Fornos puis, au bout d’une semaine à la Residencia Torello et, enfin, dans un bouge infâme, plein de puces et de punaises, du Barrio Chino. Il me reste une chemise et trente pesetas. J’essaye de me faire rapatrier par le consulat ; impossible : les hôtels ont porté plainte, je dois payer d’abord. Une pute m’héberge et ne tarde pas à me renvoyer. Finalement, je suis recueilli par des Gitans, les plus pauvres des pauvres, à quelques kilomètres de Barcelone, au pied du cimetière. Ils me nourrissent de croûtons de pain, que Dieu les bénisse à jamais. Cet enfer dura deux mois. L’indigence a ses lois inexorables, une logique à laquelle nul n’échappe, dérisoire et fatale. Une grande misère en appelle une plus grande, j’en ai vécu l’expérience. Au début, je ne pus faire appel à mes amis, ils étaient en vacances pour tout le mois d’août. Ensuite, j’eus honte. À la fin, toute honte bue, j’étais trop inerte. D’ailleurs, pour téléphoner, il faut un jeton et de quoi le payer. Pour écrire, il faut un timbre ; pour marcher, il faut des chaussures, les miennes se dérobaient. Il n’y a pas de fond à cet abîme. J’avais juste la force, chaque vendredi, de me traîner sur sept kilomètres jusqu’à la banque. C’était par un réflexe purement mécanique : je n’y croyais plus. Le personnel louchait avec horreur sur ma barbe, mes guenilles, mes pieds nus. Deux malabars venaient discrètement m’encadrer. C’est la plus grande fierté de ma vie d’avoir su affronter ces regards, encore que, en réalité, j’étais au bout de la conscience. L’employé répondait à mes sempiternelles questions, du bout des lèvres : « Non, votre argent n’est pas là. »

 

Or, un jour, me penchant Dieu sait pourquoi par-dessus le guichet, je déchiffre mon nom, Pablo Gegauf, écrit à l’envers sur une liste. Je fais remarquer faiblement : « Et ça ?

— Ah ! en effet, il y a quelque chose pour vous. »

 

Ah ! je doute que vous sachiez ce que c’est réellement que l’argent, tangible, pesant son poids, un beau paquet de trois cent mille pesetas de l’époque, compact, bien carré, d’un vert miroitant, fleurant le neuf. Je le mis en poche et murmurai : « Un groom !… » On me soutint, chancelant, jusqu’à la porte. On me mit dans un taxi. On me conduisit chez le coiffeur, puis dans un petit restaurant où je repris des forces, puis au Ritz, au Continental, au Fornos, à la Residencia Torello, au bouge du port où je repris successivement mes affaires, puis au meilleur restaurant de la ville où je grignotai les plats les plus chers, puis chez mes Gitans à qui je fis don du tiers de mon argent (j’avais fait le vœu de leur en remettre la moitié, mais l’opulence retrouvée change l’optique des choses), puis chez mes amis des beaux quartiers auprès de qui j’osais reparaître, enfin vers minuit dans une boîte des Merinderos où amis riches, Gitans, chauffeurs de taxi, groom, clochards de rencontre, prostituées du port et même un flic, nous fîmes la plus belle fête de ma vie.

 

Le lendemain soir, j’étais à Paris. Peu après, j’écrivis Les Cousins et À double tour (que je n’aime pas beaucoup) pour Chabrol, Plein soleil pour René Clément. Ce fut une heureuse période à faire les fous et à se coucher tard, jusqu’au moment où Claude, qui se croyait brasseur d’affaires, se retrouva ruiné, grugé comme dans les feuilletons par une triste canaille de comptable qui vola toutes ses parts des Cousins. Je partis pour Monte-Carlo rejoindre Clément. Nous commençâmes à travailler dans sa villa qui domine le port, au milieu des maquettes de bateaux (certaines, superbes, sont de lui. Il a un goût de philosophe grec pour les travaux manuels), et de toiles de maîtres. D’entrée, je compris que ce scénario nous prendrait des mois. J’écris généralement très vite, faisant confiance aux hasards heureux, aux enchaînements fortuits auxquels on coupe les ailes par trop de réflexion. Je suis ou rapide ou mauvais. René, lui, malaxe, se montre encore plus ébéniste dans ses films que dans ses modèles réduits. Nous avons passé un après-midi entier à nous interroger sur ce que devait boire un personnage dans une scène : cognac ou vin ? (L’eau n’était pas son genre.) J’avais commencé par dire : « Cognac.

— Pourquoi ?, me répondit René.

— Je ne sais pas…

— Justement, il faudrait savoir, c’est notre métier.

— Eh bien, du vin ! si tu préfères. »

 

Il lève les bras au ciel avec commisération. Puis, s’efforçant au calme : « Bon. On y reviendra tout à l’heure. Admettons que ce soit du vin… Rouge ou blanc ?

— Rouge.

— Pourquoi ?

— Euh ! en effet, blanc c’est peut-être mieux.

— Réfléchis bien, c’est d’une importance que tu me sembles méconnaître. Rouge ou blanc ? »

 

Je pensais à l’histoire d’une petite fille qui répond : « Aucune importance, c’est pour un aveugle », tandis qu’il me dévisageait tristement, comme si j’avais été un élève de onzième.

 

« Tu ne comprends donc pas, Paul, que tout se tient ? La présentation du personnage à l’écran, son apparence, son comportement, sa psychologie, donc ton dialogue, donc ma mise en scène, seront subtilement mais inévitablement modifiés selon ce qui se trouve dans le verre. »

 

Rouge ou blanc (en attendant l’éventualité du cognac remise au lendemain), il en était encore là au milieu de la nuit, avec l’air de croire que je le brusquais, que ma façon de trancher était de l’inconscience, presque du sabotage. Souvent, dans des cas identiques, Bella, la femme de René, intervenait par une irruption sans tambours ni trompettes, mais haute en couleur. Il arrivait que les choses en fussent arrangées. La plupart du temps, ça les compliquait jusqu’à les rendre inextricables, et il fallait repartir de zéro, dans la hargne et la grogne, au cours de scènes où René maudissait Bella, sa prétention, son accent russe, où Bella le traitait de gamin trop gâté, où j’intervenais en riant sous cape mais avec sympathie, car cela se passait toujours sur un fond de tendresse réelle. J’aimais beaucoup Bella, personnage énorme, drôle et tapageur, d’une jalousie de tigre qui lui faisait découvrir une femme sous chaque lit. Joueuse dans l’âme, passant ses matinées au casino, elle avait réussi à me convaincre qu’un des croupiers amoureux d’elle immobilisait la roulette sur le numéro qu’elle avait choisi et indiqué du coin de l’œil. J’y perdis tout ce que me rapporta Plein soleil.

 

René avait fait l’acquisition d’un grand télescope que nous avions placé sur la terrasse. Nous observions avec ferveur les nébuleuses, les galaxies jusqu’au soir où, pointant par hasard la lunette sur le casino, distant de plus d’un kilomètre, nous discernâmes, comme si nous y étions, les tables illuminées et la foule des joueurs et, trônant au beau milieu, Bella. Or elle nous avait juré, deux heures plus tôt, dans les pleurs, qu’on ne la reverrait jamais devant un tapis vert. Elle revint, peu après, en maudissant son coiffeur qui l’avait gardée si longtemps, jusqu’à donner des détails sur les propos qu’il lui avait tenus. René encaissa et se tut. Le lendemain soir, même manège : Bella flambe en gros plan. Nous étions aux toutes premières loges et l’on devine que, dès lors, le spectacle du ciel ait été délaissé pour celui de l’enfer. René, pas fou, faisait sa petite provision de griefs pour le moment – qui ne tarda pas – où Bella se montrerait trop péremptoire sur tel ou tel point de scénario. Ce soir-là, ce fut sa fête, une avalanche de reproches et de bouderies qui maintinrent Bella cloîtrée dans sa chambre et nous dans le bureau. Je me suis souvent demandé ce qui maintient un couple une fois passées les premières ivresses. C’est, j’imagine, bien plus que l’intérêt, une passion commune et unique qui transcende et vivifie le reste : les enfants, une collection de timbres, un amour pour le chien. J’ai eu un oncle qui, brouillé avec sa femme, ne lui adressa pas la parole durant quarante ans, jusqu’à sa mort. Ils dormaient ensemble, mais tête-bêche dans deux lits jumeaux. Ils dînaient de même, mais un grand rideau noir séparait la table en deux, suspendu à des crochets, tandis que la bonne servait de part et d’autre. Ils communiquaient, mais par lettres expédiées par la poste, car même un billet déposé sur la table eût paru trop intime. Quelque chose, pourtant, empêchait la séparation : une crainte identique des voleurs. Mon oncle avait fait fortifier sa demeure : volets d’acier, réseau électrique dans le jardin. Les deux vieillards passaient des nuits à guetter par la fenêtre. La terreur était, de bien loin, plus forte que la haine. L’explication du tête-bêche, tête au pied du lit, pied en haut, c’était pour que l’assassin, croyant percer la poitrine, frappât les mollets. Il y avait sur la table de nuit tout un arsenal de revolvers et de poignards et, adossée au mur, une lance entourée de papiers gras : « Elle a, mon petit Paul, plus d’allonge qu’une épée, et si le voyou essaye de la retenir pendant que je le pique, ses mains glisseront sur les papiers. » Les paroxysmes de logique conduisent les êtres à s’unir. Quand mon oncle mourut, sans un mot, la veuve inconsolable ne tarda pas à le suivre. Il y a chez Bella et René, perpétuant l’amour et – pourquoi pas ? – le magnifiant, une semblable passion pour le profit, faite d’une peur de l’avenir. Ils amassaient. Ce goût en commun abattait les barrières, dissipait la jalousie, ravivait la tendresse, ressuscitait la confiance. J’ai vu sans rire, plutôt ému, le couple occupé à la plus extraordinaire besogne qu’il m’ait été donné de surprendre. Amateur d’art, en même temps que près de ses sous, René avait fait commande d’un Soutine à Paris. Impossible d’aller chercher lui-même le tableau, le scénario étant en retard. Pas moyen d’envoyer le chèque, ça laisse des traces. On décida donc d’envoyer le valet de chambre avec l’argent. Mais comment lui confier une telle somme ? Il se la ferait voler, ou il perdrait la serviette, il se laisserait enjôler par une fille, on l’assassinerait. Et, c’est ainsi qu’il m’a été donné de voir, un matin, dans la cuisine, ce vieux serviteur étendu sur la table, déculotté, pendant que Bella et René ficelaient sur son cul nu des liasses de dix mille. Clopin-clopant, fier de son postérieur, il partit pour la gare, prit le train et fit en seconde un voyage sans histoire sur son coussin doré.

 

Après l’échec retentissant des Bonnes Femmes, ma meilleure histoire, nos affaires, à Chabrol et à moi, ne marchaient pas tellement bien. Je reçus des tombereaux de lettres d’injures. Les femmes ne pouvaient se supporter dans cette peinture, pourtant (ou parce que) vraie. Le pauvre Claude ne remontait pas les Champs-Élysées sans se faire huer copieusement. Les vieux producteurs ricanaient sous cape. On nous traitait de fous. La sortie des Godelureaux, notre film suivant, tiré d’un infâme petit roman que j’avais tant bien que mal adapté, acheva de nous achever. Un plouf sans prestige, amplement mérité. Pris chacun à part, on nous supportait à la rigueur Claude et moi : ensemble, nous étions finis pour pas mal d’années. Nous nous séparâmes, la mort dans l’âme.

 

Des petits films qu’on nous imposa durant cette noire période, mieux vaut ne pas parler. Nous nous consolions en nous répétant qu’il faut bien manger et que, de nos jours, la prostitution n’est pas un crime. Le fin fond du gouffre, ce fut pour moi un scénario parfaitement lamentable, dont je tairai le nom par charité, non pour moi, mais pour un brave bougre de metteur en scène qui poursuit une carrière. (Ah ! bonnes gens que les lauriers de la mise en scène impressionnent, je peux vous dire que j’en ai connu des gratinés, parmi les réalisateurs. Guy Casaril, par exemple, pour qui je viens de finir les dialogues du film Les Novices. La pauvre Brigitte Bardot, Annie Girardot, le producteur André Génovès, moi-même, ce qu’on a pu souffrir ! Enfin, n’en parlons plus…) Pour Claude Chabrol, je crois que la lie du calice, ce fut La ligne de démarcation qui eut d’ailleurs un certain succès et dont nul n’aurait pu mieux réussir la mise en scène. Le colonel Rémy en était l’auteur. Nous vîmes beaucoup, lors du tournage dans le Jura, ce charmant vieux monsieur qui fit de la Résistance une carrière. Son esprit était exclusivement tourné vers les années 1940. Il rapportait aux temps héroïques les incidences les plus quotidiennes. Quand par exemple on lui disait « il pleut », il répondait : « Eh ! oui, il pleut, comme ce jour du 14 avril 1943, où nous déposâmes une bombe sur la ligne du chemin de fer Paris-Brest… » Ou bien : « Tiens, voici une grosse vache ! » ; « Eh ! oui, elle est énorme, mais moins pourtant que cette vache que nous récupérâmes à la Kommandatur de Lons-le-Saunier »… Ou bien : « Elle est mignonne cette enfant-là »… « Pas mal, mais si vous aviez vu cette petite standardiste anglaise, parachutée dans nos lignes… » Cher Claude, il faisait ses gammes, comme il dit, profitant de l’occasion pour roder sa technique et nouer les ficelles avec sa bonne humeur indestructible. Heureusement, il y avait le petit rouge d’Arbois et la cuisine de Mme Chandioux, à Dole, qui nous préparait d’admirables poulets à la vessie…

 

Vadim vivait entre deux femmes, sur la corde raide, dans des complications tellement inextricables qu’il n’en sortait qu’au prix de mensonges inouïs.

Cette même période apporta à plusieurs d’entre nous des déboires d’un autre ordre. Vadim vivait entre deux femmes, sur la corde raide, dans des complications tellement inextricables qu’il n’en sortait qu’au prix de mensonges inouïs. On ne pouvait s’empêcher d’admirer son incroyable aplomb. Il leur écrivait des lettres à peu près semblables, avec les mêmes mots tendres et des formules voisines, se plaignant pareillement de l’une auprès de l’autre : « Je n’aime que toi. Je ne demeure avec elle que par charité. Laissons passer du temps, elle se lassera de mes froideurs, et je reviendrai à jamais, mon amour. » On imagine ce que cela put donner, quand ces dames découvrirent le pot aux roses et s’échangèrent les lettres. Nous dînions ce soir-là chez Serge Marquand avec Christian, son frère, et autres joyeux drilles. Vadim n’avait jamais été aussi tendre avec cette chère Catherine que j’adore et dont j’épousais le parti sans réserve. On sonne à la porte. C’était Annette, qui passait par hasard. Ah ! ce dîner ! personne n’osait ouvrir la bouche, hormis les deux intéressées qui se toisaient en échangeant des politesses futiles. Enfin, les passes se précisèrent, les pointes se firent plus aiguës et il fallut bien que les mondanités s’achevassent par une explication de femme à femme. Elle eut lieu au fond du couloir. Nous dressions l’oreille dans l’espoir de saisir une bribe de la querelle. Vadim, éperdu d’horreur, essayait de crâner, et puis ça retombait dans un silence lugubre. Je n’ai jamais plaint quelqu’un comme lui ce soir-là. Un peu menteur moi-même, je sais que rien n’est plus affreux que d’être pris la main dans le sac. Soudain, un appel lointain se fit entendre : « Vadim ! Vadim, on a deux mots à te dire… » L’infortuné se leva, l’échine courbe. Nous le vîmes sortir, l’imaginant déjà sous ce tribunal de regards… Incroyable mais vrai, il s’en tira en le prenant de haut. Il dit qu’il ne parlerait pas sous le chantage et la contrainte. Il ne niait rien, c’était impossible. Mais il y avait à son attitude une explication qu’il donnerait en temps et lieu, et certainement pas aux deux filles ensemble. Diviser pour régner : elles eurent la faiblesse d’oublier l’adage et se retrouvèrent chacune dans un confessionnal à part. Dieu sait ce qu’il put dire mais elles sortirent l’une après l’autre, en arborant toutes deux un sourire vainqueur. Le lendemain, Vadim m’accompagnait à Saint-Tropez, au bord de la dépression nerveuse. Et il s’étonnait de se retrouver seul, avec un enfant, fils père une fois de plus.

 

J’avais fait de ma double vie un système cohérent.

J’eus, vers cette époque, à peu près la même mésaventure avec une jeune actrice charmante et celle qui est aujourd’hui ma femme. Je vivais chez l’une et l’autre, prétextant des voyages d’affaires et des repérages cinématographiques pour justifier cette mi-temps. Aucune des deux n’était au courant de l’existence de l’autre, et je passais des semaines d’incertitude épouvantable, trop faible pour éclaircir une situation qui répugnait à ma quiétude. Ce fut toujours Chabrol, véritable ami, qui dénoua mes affaires sentimentales. Un jour, pourtant, je m’aperçois que c’est ma future femme que j’aime, et je décide de rompre avec l’autre. Une explication étant au-dessus de mes forces, je laisse donc un billet sur la table de nuit, rassemble mes quelques effets et prends la fuite. Je cours me terrer chez Danièle, toute surprise de la soudaineté de ce plein-emploi. Huit jours passent où j’apprends dans l’angoisse qu’on remue ciel et terre pour me retrouver. Ce qui ne tarda pas, les bonnes langues s’étant déliées. Or (cela exaspéra les fureurs plus que ma perfidie elle-même), j’avais fait de ma double vie un système cohérent. Tout était double effectivement, les dentifrices d’une même marque, les livres que j’achetais en deux exemplaires pour l’une et l’autre adresse, les revues, les cravates, les chaussures. Ma vie s’en trouvait, on s’en doute, amplement facilitée, mais c’est ce qu’on pardonne le moins. Un soir, j’arrive avec Danièle, revenant d’un cinéma de banlieue où je m’étais fait tout petit ; nous trouvons la porte fracassée et, dans l’antichambre, mes bouquins déchirés en menus morceaux. En priant Dieu qu’il s’agisse de cambrioleurs (je les aurais embrassés si je les avais trouvés là), je pousse la porte du salon… Elle était là, assise dans un fauteuil, ironique et calme, comme la justice. Deux jours de cauchemar où les deux filles, d’abord rivales, finirent par se liguer contre moi, et puis nous décidâmes que ce n’était plus possible. On prit les cliques et les claques et on alla s’installer chez ma première femme, excellente âme qui, espérais-je, comprendrait la situation et les problèmes. C’est le contraire qui se produisit et la conjuration se trouva accrue d’un troisième membre. Elles passaient leur temps à me faire la morale, à s’embrasser dans les pleurs, à nouer des intrigues, à chuchoter derrière mon dos, bref, ce qui ferait craquer les nerfs les mieux trempés. Comme toujours, quand ça va mal et qu’il faut prendre une grande décision, je me couchai en attendant que ça passe. J’en fis des kilos pour me faire plaindre, ce qui parut leur redonner de l’intérêt pour mon cas. Finalement, je n’ai pas trop mauvais souvenir des petits plats qu’elles me mijotèrent durant ces trois jours au lit, et de mon jeune fils qui venait me voir mystérieusement : « Papa, qui sont toutes ces dames ? »

 

Chabrol seul se trouvait protégé des affaires de cœur par l’impétuosité de son optimisme et une monogamie militante. Il venait de connaître Stéphane Audran qui sut admirablement le comprendre, choisir ses cravates et condamner sa porte. Elle lui acheta une robe de chambre, un recueil de mots croisés : c’était plus qu’il n’en fallait pour le tenir tranquille. Il ne quittait jamais son appartement ou sa chambre d’hôtel, qu’on fût à Saint-Tropez pour la baignade, à Megève pour le ski ou à Florence pour les musées. Il est heureux et sage, je l’envie beaucoup. Godard, au contraire, vivait les affres de la rupture. Anna Karina lui en avait fait voir de toutes les couleurs. Il l’avait achetée pour quatre cent mille francs à un peintre non-figuratif, lors du tournage du Petit Soldat. Je n’éprouvais pour elle qu’une sympathie mitigée (on ne peut pas dire qu’elle a inventé le fil à couper le beurre) et cela avait espacé nos rapports. Je le rencontre un soir dans un restaurant marocain, plus noir que jamais, enfoncé derrière ses lunettes, avec sa barbe de trois heures qui paraît dater de l’avant-veille et lui mange la face. Il vient à moi et, sans même saluer mes convives : « J’ai à te parler. » On va s’installer à une table un peu plus loin.

 

« J’ai des emmerdements pas possibles. Anna s’est tirée une fois de plus, ça va mal finir. Rends-moi un service, va lui parler.

— Pour lui dire quoi ?

— Ça, ça te regarde. Si elle n’est pas revenue demain, ça va être le drame. »

 

Je me méfiais des violences [de Jean-Luc], je l’avais vu acheter une hache pour assassiner le producteur Pierre Braunberger.

Je me méfiais de ses violences, je l’avais vu acheter une hache pour assassiner le producteur Pierre Braunberger, pourtant l’homme au monde le plus pacifique et le plus courtois. Je donne mon accord.

 

Je savais qu’Anna habitait chez un vieil ami que je chéris, Maurice Ronet. Je vais le voir, on en profite pour prendre un verre et, pendant qu’Anna nous prépare des harengs de la Baltique, je lui expose mes doléances. Il me répond : « C’est bien gentil, mais qu’est-ce que je peux faire ?

— Ça, ça te regarde. Fais attention, il y a de l’orage dans l’air. »

 

Il faut dire que Maurice a un amour démesuré de l’Espagne et que c’est devenu une plaisanterie de lui parler dans un castillan bidon. Le jeu est si usé que c’est inconsciemment que je termine : « Yé té dis, hombre, que si la Karina, elle n’est pas dé rétour cé lé mari dé démain, ouille, ouille ! qué horror, qué dévastacion ! »

 

Il me promet de faire ce qu’il pourra et, le lendemain, je vais aux nouvelles rue Nicolo, où habitait Jean-Luc, dans un rez-de-chaussée, au fond d’une courette. Une pluie fine qui tombe, les volets clos, le silence, tout cela m’emplit le cœur d’un sinistre pressentiment. Je sonne, pas de réponse. Je heurte à la porte, puis au volet, dans le jardin. J’entends une vague rumeur, des toussotements, je frappe encore et crie : « Jean-Luc, fais pas ta mauvaise tête ! »

 

Finalement, on ouvre. Ah ! le spectacle ! Jean-Luc est nu comme un ver, dans un salon glacial entièrement ravagé. Il a fait voler le piano en éclats, coupé les cordes, scié les pieds des meubles, crevé les toiles, déchiré les gravures, lacéré les tentures et les rideaux, écrasé le téléphone, cassé les vitres, inondé la moquette d’encre de Chine, fracassé les potiches, décapité les bustes, et tout cela méthodiquement, en Bonaparte plutôt qu’en Attila, et bien moins occupé de vengeance que de justice. Tous ses vêtements et ceux d’Anna jonchent le sol, en loques, les manches découpées au rasoir, dans la vinasse et le verre brisé. Le premier mot de Jean-Luc me paraît être une justification : « De toute façon, je suis en meublé ! »

 

C’est alors que, accoutumé à la pénombre, je remarque Anna au fond de la pièce, entièrement nue elle aussi, sur une sorte d’estrade. La tête surmontée d’un haut-de-forme, unique rescapé du massacre, elle danse, avec de lents gestes des bras, une sorte de gigue lascive. Jean-Luc est assis, dans un silence prostré de roman russe qui dure deux heures, admirant malgré lui les formes sculpturales de son épouse. Il me dit : « Je t’offrirais bien un verre, mais il n’y a plus de verres. » Puis : « Va nous acheter deux impers, qu’on puisse sortir. »

 

Godard, à cette époque, réalisait ses meilleurs films alors que Claude et moi, nous végétions comme je l’ai dit dans des ouvrages le plus souvent alimentaires. J’en eus assez. D’autre part, la bande des Cahiers, dite de la Nouvelle Vague, me fatiguait avec ses sempiternelles discussions sur ce qu’est, n’est pas, a été, n’a pas été, sera, ne sera pas, devrait être, pourrait être, aurait pu être le cinéma, cela dans un jargon de spécialistes bourré de barbarismes qui en dissimulaient le vide. La littérature sur le cinéma m’assomme à peu près autant que les bouquins sur l’art ou les dictionnaires de la musique. Au fond, de Cinémonde aux Cahiers, elle ne varie que par le vocabulaire, floconneuse et insipide. C’est d’ailleurs pourquoi j’avais toujours refusé d’écrire dans cette dernière revue.

 

Un jour, je reçois un coup de téléphone de Vadim, m’invitant à le rejoindre à Los Angeles pour écrire un film. Je saute sur l’occasion et me voici débarquant à Malibu, dans la maison qu’occupait le cher garçon, au bord du Pacifique. Il me dit : « Écoute, on ne peut quand même pas commencer à travailler le premier jour, on n’est pas des chiens, il faut que tu t’acclimates. »

 

Même raisonnement le lendemain. Idem le troisième, le quatrième, le cinquième jour… J’étais chaque fois entièrement d’accord, et le scénario, on le devine, s’enlisa dans les fonds sableux où nous pêchions le turbot et la daurade, se noya dans les verres de bourbon, se dissipa dans la fumée des cigarettes. (Au bout de deux mois, la veille de mon départ, j’écrivis cent pages à la va-vite, inutiles puisque le film coûtait trop cher.) Vadim venait de connaître Jane Fonda qui, à cette époque, ne pontifiait pas du tout et ne s’occupait que de son ménage, en bonne bourgeoise américaine. Le sort des petits Peaux Rouges ne la préoccupait pas le moins du monde et elle nous cuisinait de superbes jambons de Virginie, aux ananas et aux amandes. D’ailleurs, aujourd’hui, depuis qu’elle a trouvé un sens à la vie, elle apporte à ses activités nouvelles la même méticulosité un peu condescendante et disons conformiste, une efficacité certaine mais, qu’elle le veuille ou non, paternaliste, si bien que les Sioux rebelles, à la fin agacés (c’était en juin dernier, j’étais là-bas), lui ont fait savoir qu’ils étaient assez grands pour s’occuper d’eux-mêmes. Dégoûtée de tant d’ingratitude et des lettres d’injures qui s’amoncelaient, elle s’est rabattue sur les Panthères noires en attendant qu’un même sort lui advienne. Moi, je crois que c’est un voyage aux Indes où elle partit découvrir la Sagesse, qui lui a tourné la tête comme à tant d’esprits peu solides. Pour avoir trop attaqué l’art pour l’art et les études classiques, nous vivons une époque d’exotisme de pacotille encore bien plus conventionnelle et dont l’Inde mal comprise semble être le symbole vivant. Au fond, la culture qui, je le reconnais, est un luxe et par définition ne sert à rien, est néanmoins utile à quelque chose : à ne pas être dupe. C’est elle et non l’intelligence qui nous met à l’abri des innombrables snobismes du temps, qui sont ce que le monde était à Dieu. J’en veux pour preuve beaucoup de chanteurs pop, les philosophes à la mode, les disciples du « Che » et Jane elle-même qui, il y a un an me dit sans rire au cours d’un dîner : « Tu vas au Népal, j’en viens, ne manque pas d’aller voir de ma part le Chili Lama, à Bodnat, un Sage parmi les Sages. Si tu es respectueux, s’il découvre en toi l’Étincelle, il fera de toi un autre être. »

 

Un homme qui se justifie n’est pas un homme.

Cette dernière perspective ne m’enchantait pas tellement, pourtant je rendis visite au saint homme, entre deux prises de gandja, dans un monastère au milieu des montagnes. Il était en train de compter ses dollars qu’il fourra prestement dans sa robe. Salamalecs de part et d’autre. Il me proposa tout ce que je pouvais désirer : tapis ancien, opium, bouddhas du Tibet. Le plus drôle c’est que, le surlendemain, il se retrouvait en tôle pour trafic d’influence, vol d’objets sacrés, assassinat d’un chauffeur de taxi nommé d’ailleurs Takmar. Ah ! il y aurait beaucoup à dire sur les hippies qui commençaient à entourer Jane et qu’elle trouvait géniaux, pourvu qu’ils se promenassent avec une omelette sur la tête. Je ne désapprouve pas leur manière de vivre ; je suis pour la liberté et ne leur reproche au contraire qu’une seule chose, toujours la même, c’est un vieux refrain : le formalisme, la timidité. Les slogans les jugulaient comme d’autres les habitudes. Souvent, ayant entendu le fameux « Faites l’amour, pas la guerre », je m’amusais à répondre l’inverse et c’est fou ce qu’une aussi piètre blague peut scandaliser ces esprits libres. Liberté, facilité, on a une fâcheuse tendance à confondre les deux notions. La première réclame de durs combats, la seconde consiste à mettre ses erreurs en système. Je veux bien, faites-moi confiance, qu’on boive, qu’on fume le haschish et qu’on se partage les femmes, à condition de ne pas y chercher le salut et de refuser d’en faire une philosophie. On peut commettre sans remords, en tant que telles, joyeusement, toutes sortes de mauvaises actions. Mais n’escomptez pas y trouver une libération. Un homme qui se justifie n’est pas un homme. Combien de fois, lors de ce premier séjour en Californie, me suis-je chamaillé avec mon vieux copain Christian Marquand (comme plus tard avec Barbet Schroeder quand j’écrivais More) sur les vertus de la fumée. Je lui disais : « Elle est mauvaise mais je fume parce que c’est agréable. »

 

Il répondait : « Elle est bonne, je fume parce que ça sauve. »

 

Nous y retrouvons Marlon Brando et une demi-douzaine d’inconnus, dont l’un prépare des substances singulières dans un mortier.

En quoi il s’abusait : rien n’est bon dans la vie, y compris le jus de carotte, du moment qu’on meurt. Au fond, la morale, c’est simplement d’avoir les moyens de ce qu’on fait. Femmes, haschish, alcool, il faut être fort ou s’abstenir. Cela me conduit d’une façon toute naturelle à une anecdote assez incroyable qui nous arriva le lendemain de mon arrivée. Il y avait chez Vadim, comme à son habitude, une douzaine de filles en quête d’un rôle et qu’il faisait jouer à titre d’essai. Parmi elles je distingue une Noire d’une extraordinaire beauté qui avait terminé son tour et attendait désœuvrée. Comme je m’ennuyais, je lui proposai d’aller chez Christian qui habitait sur la même côte, dix kilomètres plus loin. Nous y retrouvons Marlon Brando et une demi-douzaine d’inconnus, dont l’un, mystérieusement absorbé, prépare des substances singulières dans un mortier. Je dois d’abord décrire les lieux. À l’extrémité de Malibu, la plage s’achève par une immense falaise qui tombe à pic sur une grève étroite. La plupart des maisons juchées à son sommet possèdent un funiculaire particulier qui autorise l’accès de la mer. Un peu plus haut, au pied de la montagne, passe la route. Le type ayant terminé ses manipulations, nous fait goûter une crème verdâtre, nommée par lui « décoction magique » et qui est le produit d’un cactus mexicain. J’en prends trois cuillerées, j’attends un quart d’heure et, brusquement, les trompettes de l’Apocalypse se mettent à résonner dans mon pauvre crâne. Hagard, je me précipite sur la terrasse, suivi de la fille qui avait absorbé la même dose. Il est deux heures de l’après-midi et il règne une chaleur qui nous achève. Je lui propose d’emprunter le funiculaire et d’aller faire trempette dans l’eau toujours glacée de cette côte. Au même moment survient Marlon, lui aussi dans les vapes, qui nous crie : « Attention, faites pas les cons sur la plage, c’est plein d’hélicoptères de la police qui cherchent les nudistes et les drogués. »

 

On l’écoute à peine et on descend. Une fois sur la plage, il nous prend une envie (exacerbée par le produit ingurgité) de faire l’amour. On commence donc, au milieu des dunes désertes. Trois minutes ne s’écoulent pas qu’on entend le bruit caractéristique d’un hélicoptère qui approche. Nous le voyons déboucher d’une crête de la falaise. Il se dirige vers nous. Dans l’état où nous sommes, il ne nous vient même pas à l’esprit d’interrompre l’exercice. Me foutant de tout, je regarde la fille. Elle me signifie son accord d’un sourire et je continue de plus belle. Pendant ce temps, l’hélicoptère s’est immobilisé à cinquante mètres au-dessus de nous. Les palles du rotor soulèvent d’immenses nuages de sable qui achèvent de nous plonger dans les vertiges de notre enfer. J’ai la force de relever la tête. L’engin est jaune citron, avec ce mot peint en vastes majuscules, sur ses flancs : président. Combien de temps demeure-t-il, je n’en sais rien, mais son départ coïncide avec la fin de nos ébats. Il s’éloigne lentement tandis que nous reprenons le funiculaire. Alors je remarque avec consternation qu’une innombrable foule, trois mille personnes au moins, observe le ciel, la mer et moi-même avec des longues-vues. Christian, Marlon, les autres font de même sur la terrasse. Affolé, je demande : « Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? C’est moi qu’ils zyeutent ?

— Pas au départ ; ils sont venus pour le président.

— Quel président ?

— Quoi, tu ne savais pas qu’il était en visite officielle ? »

 

C’était Johnson lui-même et je suis aujourd’hui encore fier d’avoir été survolé, faisant l’amour, par l’homme alors le plus puissant du monde.

 

Peut-être dira-t-on, en résumant ces quelques souvenirs, que je n’ai pas toujours été tendre envers mes amis. C’est, vous pensez bien, parce qu’ils sont mes amis. La vérité n’est pas toujours bonne à taire. Elle n’est, en ce qui me concerne, dissociable d’aucun sentiment, à moins de le pourrir et d’insulter ceux qui en sont l’objet. Il m’arrive certes de me tromper dans un jugement mais, en ce cas même, la réalité devient mensonge si je ne la ressens pas. Le jour où je devrai, ce qu’à Dieu ne plaise, prononcer l’éloge funèbre d’un ami sur sa tombe encore creuse, je poursuivrai, après les politesses d’usages : « Mais il arrivait toujours en retard. Mais il disait du mal de moi. Mais il me piquait mes sous. Mais il m’a fait cocu. » Je vous le demande en grâce, retournez-moi une même marque d’estime (la matière ne manque pas), quand le Moment sera venu.

 

Paul Gégauff

 

Ce texte a paru pour la première fois dans la revue Lui de janvier 1971, sous le titre « Salut les coquins ! ».

Publié avec l’aimable autorisation de Pierre Gégauff.