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Entretien avec Jim Harrison

En 1992, Brice Matthieussent1, traducteur de son œuvre, avait longuement interrogé son ami Jim Harrison chez lui, dans le Michigan. Cet entretien fut publié dans la revue littéraire Les Épisodes, en avril 2003.

À l’automne de sa vie, le légendaire « Cyclope » des lettres américaines, à la gueule burinée par l’air vif des grands espaces, le tabac et l’alcool, y parle de ses origines suédoises et paysannes, des montagnes et des rivières, métaphores de la vie, du « zoo de velours » universitaire, évoque l’art de la sieste ou de creuser des trous, le poisson énigmatique des diners du Kansas, les voyelles colorées de Rimbaud, et cite Dostoïevski, René Char, Walt Whitman, ou encore Alain-Fournier et Henry Miller, comme des influences décisives.

Embarquons donc sur le bateau ivre de ce drôle d’Indien, inscrit dans la tradition de ce genre typiquement américain qu’est le nature writing, pour y ferrer le poison violent de la littérature et de la poésie. Ainsi qu’une certaine beauté vouée, sans doute plus que jamais, à sauver un monde « où chacun est en train de devenir fou ».

 

* * *

 

La chienne de Jim Harrison monte sur la table pour le lécher. Il la fait descendre pendant que Brice Matthieussent trie ses notes.

Brice Matthieussent : Jim, pourrais-tu parler de tes grands-parents, comment ont-ils quitté l’Europe, et d’où venaient-ils ?

Jim Harrison : D’une certaine manière, cela reste un mystère… Ils étaient plutôt pauvres, et ne s’intéressaient pas à la généalogie, contrairement aux nobles qui savent lequel d’entre eux a pété en 1322 : « Oh Deborah ! Celle qui a pété et qui est morte en 1332… » Eux gardent des traces. Mon grand-père, du côté suédois, est venu ici parce qu’il voulait être cow-boy. C’était dans les années 1880.

 

Drôle d’idée…

Oui, eh bien, tous les Suédois qui venaient par ici, n’est-ce pas, avaient cette idée. Mais au lieu de devenir cow-boy, il est devenu fermier.

 

Dans le Michigan ?

Oui, mais à 16 ans, il est allé dans l’Ouest, peu avant la bataille de Wounded Knee… et il est mort très vieux, à 90 ans. Ma grand-mère, elle, est morte à 97 ans. Et tous deux parlaient encore suédois, tu sais. Dans la branche paternelle, l’arrière-grand-père de mon père a fait la guerre de Sécession. Puis, il est remonté à pied vers le Michigan où il a acheté une ferme. Donc, voilà, ils étaient fermiers des deux côtés. Et pas très prospères. L’un de mes grands-pères n’a jamais eu de tracteur, uniquement des chevaux. Et pas de salle de bains avant 1956. C’est de là que j’ai puisé mon matériau pour mon roman Nord-Michigan, du côté de la famille de ma mère. Mon père a été le premier à se battre pour aller étudier. Il est entré à l’université d’État du Michigan, où j’ai été ensuite. Il étudiait le bétail.

 

Et tu vivais par ici ou plutôt dans le Sud ?

Je suis né plus au nord, à Grayling, et j’ai ensuite grandi à Reed City. Quand j’étais au lycée, nous avons déménagé à East Lansing, ville universitaire. Nous étions cinq enfants et mon père voulait tous nous envoyer à l’université. Il ne pouvait pas se permettre de payer une pension, d’où l’idée de ce déplacement. En fait, il aurait préféré rester à Reed City.

 

En lisant et en traduisant tes livres, j’ai été frappé par l’importance que tu donnes à la nature comme lieu de possibles transformations, ou comme lieu où panser ses blessures.

Hum… oui, mais ça dépend. J’ai souvent été frappé par le fait que dans les montagnes les gens se rétrécissent, deviennent plus vicieux et mesquins. On ne peut retirer de la nature que ce qu’on y a apporté soi-même… On ne peut pas prendre à la nature ou à une autre culture, comme le font ces gens New Age avec les Indiens, quelque chose qu’on n’a pas conquis dans son propre cœur. On doit d’abord la mériter pour pouvoir la reconnaître ensuite, à l’intérieur de soi. Ce qu’ils rassemblent sous le terme « indien » n’existe tout simplement pas. Il y a des centaines de tribus : les Pawnees, les Shawnees, les Païutes, les Anichinabés… Ce ne sont pas des « Indiens », chaque tribu est un peuple spécifique.

 

C’est pour ça que tu n’aimes pas aller à New York ou à Los Angeles ?

Non, ça ne me déplaît pas de temps à autre, à condition que ce ne soit pas pour trop longtemps. De toute façon, plus je reste dans la nature et plus je suis en mesure de saisir ce qu’il y a de mieux à New York ou à Los Angeles. Après mes séjours prolongés dans la nature, j’aime encore plus Mozart, ou Shakespeare, ou Stravinsky. La nature dissout la personnalité : on sort de soi. La personnalité n’est jamais une chose très intéressante. Elle est liée à la vanité, au désir de maintenir une identité dans un monde où chacun est en train de devenir fou. On n’a pas besoin de ça dans la nature. Quel sens y a-t-il à marcher en pleine nature si l’on ne fait que penser à soi ? Autant devenir aveugle, parce qu’alors on ne voit rien du tout. Mais au contact de la nature, on ne perd pas son sens esthétique pour autant. Et on ne développe pas nécessairement un sens esthétique dans les universités. On doit le faire par soi-même. Picasso, Matisse étaient des gens très simples, mais dotés d’un énorme sens esthétique. Moi-même, j’écris pour des raisons esthétiques. Je ne peux pas lire un roman sérieux rempli de bonnes intentions, à consonances philosophiques ou autres… à moins qu’il soit merveilleusement bien écrit. Sinon, ça me tombe des mains. Si on veut lire de la philosophie, lisons les philosophes. Il y a des exceptions, comme par exemple Dostoïevski, capables de vous bouleverser sur toutes sortes de sujets, la folie, la philosophie, la politique. Bellow a aussi ce talent. Il sait tout faire en même temps, d’une façon très subtile.

 

Quelle était cette boutade que tu citais : « Le mauvais porto de l’épicerie est… » ?

Oh, oui, (il rit), ça dit : « Le porto bon marché de l’épicier est meilleur que l’eau distillée de l’université. » Enfin, ça désigne tout ce qui parle de la vie. Mais n’accablons pas trop l’université, qu’on pourrait décrire comme un « zoo de velours »…

 

Un zoo de velours ?

Oui, un confortable zoo de velours… En ce qui me concerne, je ne pouvais tout simplement pas enseigner. J’ai essayé pendant un an, mais ça ne convenait pas à mon tempérament. J’appréciais d’être en compagnie de tous les gens brillants qu’il y avait là-bas, à Stony Brook : Philip Roth, Alfred Kazin2, Louis Simpson3… il y avait bien des gens intelligents, mais je ne me sentais pas chez moi. En partie aussi parce que c’était à Long Island.

 

Tu as écrit quelque part que la nature te manquait…

Oui, et puis ma femme n’arrêtait pas de rêver qu’un astéroïde allait s’écraser, ou qu’une bombe atomique exploserait, et que nous ne pourrions pas quitter Long Island. Elle rêvait de voitures en feu plein de moutons morts, etc. Alors je lui ai dit : « Peut-être qu’on ferait mieux de se tirer d’ici. »

 

De rentrer à la maison ?

Oui, oui, c’est ça… Mais en même temps, tu sais, on devrait passer beaucoup de temps dans les villes quand on est jeune, pour connaître tout ce que la vie peut nous offrir. Ici, en Amérique, il y a quelques magnifiques villes. Il faut connaître Seattle, c’est fascinant. Seattle ressemble à San Francisco en 1958, date à laquelle j’y suis allé pour la première fois. C’est une belle et intéressante ville. Minneapolis est fascinante, Chicago… New York et Los Angeles aussi, qui sont les deux endroits où on te signe les chèques ! Mais même pour gagner ma vie, ce serait trop. Je ne peux pas y rester plus d’une semaine. Je n’ai pas le temps d’y faire mes siestes, qui me sont essentielles. Deux siestes par jour, pour pouvoir faire surface à nouveau. Dormir est ce que je fais de mieux. Toute ma vie, j’ai cultivé mon génie pour le sommeil. Henry Miller dit : « Ne vous contentez pas de faire une petite sieste, enlevez tous vos vêtements, glissez-vous sous les draps, mettez-vous un oreiller sous la nuque et un sur les yeux, et ronflez ! » Une demi-heure plus tard, tu te réveilles et le monde est tout neuf. Ensuite, tu le fatigues et tu retournes te coucher.

 

As-tu une discipline particulière pour écrire, des lieux et un temps de la journée privilégiés ?

Aucune discipline. « Discipline » est un mot horrible. J’écris parce que… eh bien parce que je suis écrivain. « Discipline » est un mot piège qui sous-entend qu’on se fabrique soi-même. Quand j’ai quelque chose à écrire, il m’arrive de travailler le matin, l’après-midi et tard le soir. Une fois terminé ce que j’avais entrepris, je passe à autre chose. On a peut-être besoin de discipline au début. Mais ensuite, l’écriture devient votre vie entière. Il est trop tard pour devenir cow-boy ou pompier. C’est pourquoi je ne pense jamais à la discipline. Comme dit René Char : « Il faut être là quand le pain sort tout frais du four. » Être prêt, voilà. Et Wang Wei4, le vieux Chinois, dit une autre chose magnifique : « Qui sait pourquoi une porte s’ouvre ou se ferme. » Il parle de la poésie. La discipline est contenue dans le savoir, le métier, l’apprentissage. « La technique est la preuve de ton sérieux », a dit Wallace Stevens5. Alors, on apprend et ensuite on jette le concept de discipline. De plus, la discipline risquerait de vous faire trop écrire.

 

N’est-ce pas la même chose quand tu pratiques le Zen ? Tu commences par faire une heure par jour de Zazen, et ensuite tu réalises que c’est un état mental qui doit durer toute la journée.

Oui, il s’agit d’une attitude d’hommes sauvages qui est apparue très tôt parmi les chasseurs et les pêcheurs, il y a trois ou quatre mille ans en Chine (je viens de lire un livre formidable là-dessus). On reste assis pendant des heures jusqu’au moment où on fait partie de la forêt. C’est un processus de totale attention. On peut pratiquer cela une heure le matin où à n’importe quel moment du jour. Le principal est de rester immobile. Mais le but, c’est que cette attitude d’attention se prolonge durant toute la journée. On ne peut pas se scinder, séparer les deux états. Sinon, c’est comme les gens qui vont à l’église le dimanche, et qui arnaquent tout le monde le lundi matin. Nos prédateurs, qui pèsent 500 milliards de dollars, sont des gens apparemment très religieux. « J’aime Dieu, j’aime l’Amérique ! » Mais ils continuent à voler des milliards de dollars. Des ordures. On devrait les enfermer… pour toujours. Un Noir qui vole dans une épicerie fera dix ans de prison, mais un Blanc qui vole dix milliards de dollars en prendra pour un an. C’est effarant.

 

Cette attitude n’est-elle pas liée à la métaphore des rivières, présente dans tous tes livres ? Par exemple quand Strang dans Faux soleil nage la nuit… Et puis il y a une rivière juste devant ton chalet.

Ici, je garde tout le temps ma fenêtre ouverte. J’ai compris que ma vie était une rivière. On peut barrer temporairement une rivière, mais on ne peut pas l’arrêter, l’eau s’en ira ailleurs. Disons que soit on s’étiole, soit on se développe. Soit on s’épanouit, soit on rétrécit. Alors ce qu’on peut essayer de faire, c’est de façonner sa vie de manière à ce qu’elle coule en douceur, comme une rivière. Cette métaphore est partout présente dans la littérature.

 

Où par exemple ?

Eh bien, Proust, Le Temps et le Fleuve de Thomas Wolfe. Thomas Mann et le puits profond du passé, toutes ces images de l’élément liquide. Je crois que je te l’ai déjà dit : en Inde, on attache les fous près d’une rivière pour les calmer. James Hillman dit une chose formidable : « L’idée d’une lumière au bout du tunnel est surtout un argument commercial pour l’industrie pharmaceutique. » (rires) Donc, c’est à toi qu’il revient de devenir une rivière, en évitant de consommer trop de médicaments…

 

Tu m’as dit l’autre jour que lorsque tu sens un « barrage » dans ta vie, quand tu te sens coincé ou déprimé, tu passes quelques jours à tout faire à l’envers…

Oh oui, ça, c’est un vieux truc qui remonte à mon enfance. Mon père était intéressé par les livres sur les Amérindiens et j’ai lu un jour en revenant du lycée que les Sioux du Dakota avaient cette merveilleuse idée nommée Ayoka, qui préconisait que lorsque vous vous sentiez vraiment ennuyé, ou écrasé, vous deviez casser vos habitudes, votre conditionnement, en commençant par tout faire à l’envers…

 

C’est-à-dire ?

Eh bien, quand tu te réveilles le matin, tu bois un verre de whisky et tu commences à dîner, ce genre de chose. Puis, tu traînes, tu te prélasses (rires)… Tu agis d’une façon irresponsable, tu fais tout ce que tu n’as jamais fait. Ils ont une autre chose magnifique, que j’ai essayée une fois, mais qui m’a effrayé. Tu creuses un trou, tu descends dedans et tout ce que tu peux voir de là, c’est le ciel. C’est extrêmement troublant.

 

Tu creuses un trou ?…

Oui, tu creuses un trou, tu t’assois dedans et tu ne vois qu’un carré de ciel. Parfois un oiseau le traverse. Mais tu peux utiliser n’importe quel autre moyen. Ce type de concept a toujours existé d’une culture à l’autre. Un de mes amis, Brian Walker, a écrit un livre sur le fait de suivre son chien durant toute la journée. Quand on est profondément déprimé, on ne peut penser à rien, alors si on garde quelques principes en tête, comme de vivre tout à l’envers, ou faire des choses qu’on n’a jamais faites jusque-là, comme de sauter dans une rivière, grimper aux arbres…

 

Tu parlais l’autre fois de Rimbaud, du « dérèglement de tous les sens » ?…

Oui, tout à fait… À 18 ans, quand je suis allé à New York et à San Francisco, pour devenir un Beat, je n’arrêtais pas de lire Rimbaud. Mais je lisais aussi Apollinaire, Dostoïevski, Faulkner et la Bible… Naturellement, tout cela ne pouvait que me conduire à la folie, non ? À moins que la folie réside déjà dans le fait de lire tous ces écrivains en même temps… Chez Rimbaud, j’aimais cette idée d’attribuer des couleurs aux voyelles : a bleu, e jaune, i vert… On dérègle les sens afin de vraiment percevoir, de briser la coquille, et de sortir de l’œuf. On a besoin d’agir comme cela, parce qu’au fond, on manque d’oxygène, de liberté. Nous avons un énorme besoin de liberté ! Durant ces dernières années, si on ouvrait n’importe quel magazine, on nous parlait du stress. Peut-être que le stress vient de ce que les gens travaillent moins dur qu’autrefois. Avant, les gens faisaient des travaux physiques, plus fatigants. Maintenant, ils travaillent dans un bureau et ils accumulent du stress. Mais le soir, au lieu d’aller se promener ou de chanter (autrefois, les gens chantaient beaucoup), ou d’aller dans des tavernes et danser, ils regardent la télévision. Comment la télévision peut-elle vous libérer du stress ? Tout ce qu’on voit à la télévision est on ne peut plus stressant. Toutes ces bêtises faites de toutes pièces, toutes ces banalités…

 

Quels écrivains américains contemporains apprécies-tu ?

Je ne sais pas… On lit toujours les livres de ses amis. Avant je lisais beaucoup. Maintenant cela me manque parce que je ne peux pas lire de fictions quand j’écris. J’aime beaucoup Peter Matthiessen, Tom McGuane, Richard Ford, mais… ce sont tous mes amis. J’ai bien sûr aussi lu Styron, Saul Bellow…

 

Et Hemingway ?

Je n’ai jamais fait grand cas de Hemingway. Mises à part certaines de ses nouvelles de jeunesse…

 

Les nouvelles de Nick Adams ?

Oui, certaines d’entre elles, mais même celles-ci sont trop étriquées. Elles ne correspondent pas au monde que j’ai connu ici. Hemingway a tendance à couper les jambes du cheval pour le faire entrer dans son box. Par mon tempérament, je n’aime pas ça. J’aime ses derniers textes, j’adore par exemple Îles à la dérive que pourtant les critiques n’ont pas apprécié. C’est très fort, et c’est plus ouvert. Un livre comme Le soleil se lève aussi m’ennuie. Je ne suis tout simplement pas intéressé par ces personnages – essentiellement des gens qui n’arrêtent pas de se plaindre, des riches qui ne cessent de gémir… Ça ne m’intéresse pas du tout. Alors que Faulkner est toujours fascinant. Je révère Faulkner autant que Melville ou Whitman. Faulkner est un artiste bien plus puissant. Et puis, il y a aussi des écrivains, célébrés en leur temps, qui finissent rapidement par disparaître, Sinclair Lewis par exemple, que je ne trouve pas intéressant.

 

Tu as un faible pour Alain-Fournier ?

Oui, je l’ai lu à 18 ans. Fournier me semble si mystérieux, avec ce héros qui trouve cette maison, et qui dès qu’il l’a quittée ne peut plus la retrouver. C’est la nostalgie, le désir de nostalgie. Le même sujet que Dalva. On sait qu’on n’est pas là pour très longtemps, et il y a toujours cette chose ineffable dans l’existence, un élément inaccessible, que l’on ne peut toucher, et qui nous remplit de nostalgie. Tu sais, Keats a écrit : « Les vérités de l’imagination et les affections du cœur proviennent de la nostalgie. » Alain-Fournier dit une autre chose brillante : « On ne peut créer le miraculeux dans un livre que s’il est rigoureusement enveloppé dans la réalité. » Il écrit cela dans une lettre à Péguy, je crois. C’est le romancier John Fowles qui a trouvé cette citation. Les critiques ne comprennent pas les écrivains d’Amérique du Sud, ils parlent d’un « réalisme magique ». Mais ils ne sont jamais allés en Amérique du Sud, ils ne se rendent pas compte à quel point les gens se comportent ainsi là-bas ! Eux ne passent pas leur temps à regarder leur montre. On dirait que l’oppression produit un surcroît d’imagination.

 

L’oppression est bonne pour l’imagination ?

Je ne sais pas si l’oppression est bonne pour l’imagination, mais elle peut en être une des causes. Sans vouloir faire des généralisations absurdes, je serais tenté de penser que les plus grandes cuisines, comme par exemple la française et la chinoise, s’implantent dans des économies pauvres. Dans le Kansas, où ils ont tous les aliments du monde, leur cuisine est infecte. Ils n’ont jamais eu besoin de développer leur imagination. Une fois, j’ai commandé du poisson dans un restaurant au Kansas. Le menu disait : « poisson : 5,85 dollars ». Je demande à la serveuse : « Quelle sorte de poisson ? » Elle me répond : « C’est juste du poisson-poisson. » Je lui dis : « Vous savez, dans l’océan (elle était très jolie alors j’essayais de faire durer notre conversation), il y a de nombreuses sortes de poissons. » Elle me répond : « Oui, mais ici c’est le Kansas. On n’a que du poisson-poisson. » C’est merveilleux, non ?

 

C’est comme la « grosse bûche »…

Oh oui, un jour j’arrive dans un village, et je demande : « Comment s’appelle cette grosse colline, là-bas ? » Et le gars me répond : « Elle s’appelle la Grosse Colline. » (Rires)

Dans ma jeunesse, j’ai lu beaucoup de romans français, Stendhal, Flaubert… J’adore lire Flaubert, les Carnets, la correspondance. Il semble que pendant son voyage en Égypte, Flaubert était un très vilain monsieur…

 

Il était avec son ami Maxime du Camp…

Oui… Et mon père aimait Guy de Maupassant, les nouvelles, etc. Mais c’est surtout les poètes que j’ai lus. Parce qu’ils servaient à justifier toutes nos frasques. Baudelaire. Je voulais moi aussi avoir Jeanne Duval6. Il en a eu une comme ça, pourquoi pas moi ? C’est leur folie qui me plaisait. Bruce Chatwin était un écrivain fascinant, il commençait à atteindre quelque chose de vraiment neuf, dans son tout dernier livre. Les gens naviguent grâce à la poésie et c’est ce que nous faisons essentiellement.

 

Le bateau ivre…

Oui… avec ces baleines pourrissant parmi les roseaux. Et j’aime ce vers qu’on trouve dans les Illuminations : « Je suis perdu dans l’amère tristesse de la nuit. » Henry Miller a écrit un livre merveilleux sur Rimbaud, Le Temps des assassins. Miller était une véritable force de la nature, un écrivain extrêmement puissant. Un formidable vieux sage fou. Il m’a été vraiment très précieux quand j’étais jeune poète. On est parfois tellement désespéré qu’on ne sait quoi faire, et alors on lit Henry Miller ! C’est comme une transfusion sanguine, ça te revivifie. Maintenant, ce sont les animaux et la nature qui me font un pareil effet.

 

 

Lettre de Jim Harrison à Brice Matthieussent, août 1993

 

Cher Brice,

 

Je dois avoir la maladie d’Alzheimer. Depuis mon retour de France, j’ai terminé ma troisième novella, et je n’ai repris mon souffle que depuis hier. Maintenant, je tente de réparer les dégâts causés par l’ingratitude, la négligence, les attitudes honteuses, la répression sexuelle et l’hystérie. J’ai besoin d’un déjeuner de deux mois, au lieu de quoi je dois commencer un scénario pour pouvoir nourrir ma famille. C’est l’appel maléfique de la Déesse (ses cheveux sont des serpents, ses yeux des glaçons, son con une fournaise, du sang noir jaillit de ses seins, etc.).

Je ne sais pas encore si je pourrai venir fin octobre. Je veux mettre assez d’argent de côté et me retirer du business du cinéma. Je ne veux pas finir mes jours comme un bijou terni de l’écran. Ce serait vraiment moche, de péter les plombs en pleine écriture de scénario.

Entre-temps, je demanderai à Joyce de t’envoyer le manuscrit de Dolorosa Beige (récit du recueil Julip, nda). Dis à Georges Luneau et Stéphane que si je le peux, je viendrai passer quelques jours. J’ai placé Christian et Dominique tout en haut de la pile de correspondance en retard. Je leur ai écrit aujourd’hui au sujet de la vie, de la mort et de la bouffe.

Un jour, je voudrais descendre à Marseille avec toi. Pendant que tu donneras tes cours, je partirai à la recherche des meilleurs restaurants et des femmes que nous ne ferons que regarder puisque nous sommes mariés.

 

Ton ami,

Jim

 

 

Traduit de l’anglais par Alexandre Gouzou.

Reproduit avec l’aimable autorisation de Brice Matthieussent.

 

 

1. Né en 1950, Brice Matthieussent a traduit en français le nec plus ultra de la littérature américaine contemporaine, soit deux bonnes centaines des titres majeurs de Fante, Bukowski, Miller, Kerouac, Vidal, Bowles, McGuane, Ford, Ellis, Pynchon. Et évidemment de Jim Harrison, avec lequel il noua de solides liens et auquel il consacra, avec Georges Luneau, un documentaire, Entre chien et loup. L’entretien que nous publions fit suite à ce film réalisé en 1992. Pour ses traductions de l’auteur de Légendes d’automne et Dalva, Brice Matthieussent a reçu en 2013 le prix Jules-Janin de l’Académie française.

2. Natif de Brooklyn, Alfred Kazin (1915-1998), ami de Hannah Arendt, était un écrivain et un critique.

3. Poète, lauréat du prix Pulitzer, Louis Simpson (1923-2012) enseigna non seulement à Stony Brook mais également à Columbia et Berkeley.

4. Wang Wei (701-761) : poète, peintre et musicien chinois de la période Tang, amoureux de la nature et influencé par le bouddhisme.

5. Poète américain. Mois connu qu’Ezra Pound ou T.S. Eliot, Wallace Stevens (1879-1955) fut pourtant lui aussi un précurseur de la poésie moderne américaine. Il reçut l’année de sa mort le National Book Award et le Pulitzer.

6. Jeanne Duval (circa 1827 – circa 1870) : maîtresse et muse de Baudelaire, qu’elle rencontra en 1842. Cette actrice et danseuse eut aussi une liaison avec Nadar.