N’en déplaise à Hunter S. Thompson, un certain journalisme gonzo existait déjà dans les années 1940 aux États-Unis. En témoigne ce surprenant portrait d’Hedy Lamarr – entre coup de foudre et pétage de… Gable – écrit par l’humoriste et écrivain Donald Hough pour Esquire, et paru au mois d’avril 1941 dans le célèbre magazine américain.
Sortie chez Séguier en avril 2018, Ecstasy and Me, la folle autobiographie d’Hedy Lamarr, a récemment fait l’objet d’une nouvelle édition (enrichie d’une préface de Clémentine Goldszal), qui a obtenu le prix Transfuge du meilleur livre de cinéma 2025.
Ah cette fille ! Cette superbe fille… Elle est assise de l’autre côté de la table, face à moi, et regarde sa salade de poulet. Au bout de sa fourchette, glissée dans son assiette, est harponné un petit morceau de poulet. Elle n’a visiblement pas très faim.
« Ne pensez donc pas à moi ! », lui dis-je, un peu plus brusquement que je ne l’aurais voulu.
Puis, plus doucement :
« Mangez donc votre salade. »
Elle est magnifique.
Elle soulève enfin sa fourchette, la porte à sa bouche.
« Eh, allez-y doucement ! »
Elle avale une très grosse bouchée, toussote, puis lève son regard vers moi.
« N’auriez-vous pas envie d’une autre bière ?
— Vous croyez que… ?
— Bien entendu, me rétorque-t-elle avec un tantinet de mélancolie dans la voix. Comme les autres. Rappelez-moi l’expression déjà ?
— Offerte par la maison.
— Ah oui. »
Elle lève sa belle main et une serveuse court vers notre table.
Je bois d’un trait mon reste de bière avant qu’elle ne s’empare de mon verre, comme elle l’a fait tout à l’heure.
« Une bière pour monsieur, demande Hedy. Donnée par la maison. »
Je la corrige :
« Offerte par la maison. »
La serveuse emporte mon verre vide.
Une nouvelle bière arrive. Hedy s’occupe de sa salade une minute ou deux, puis pose sa fourchette et me fixe à nouveau. Elle n’a plus ce regard douloureux qu’elle arborait tout à l’heure. Elle me sourit, joyeuse.
« Ça y est, j’y suis parvenu !
— À retrouver l’appétit ?
— Non, à vous oublier.
(Allons bon !)
— Mais nous ne nous connaissons que depuis quarante-cinq minutes !
— Pourtant, vous m’avez demandé de…
— C’était une façon de parler. »
Pourquoi avoir accepté une autre bière ? Je n’en avais, pour tout dire, pas tellement envie. Mais, en tant que très vieux membre de ce que l’on surnomme, chez nous, le quatrième pouvoir, je me dois de représenter au mieux ma corporation… Dans les cantines des studios hollywoodiens, il est d’usage que les invités ne déboursent pas un cent. Autrement dit, nous nous trouvons dans ce que certains envisagent comme le paradis sur terre. Et comme il est inscrit au code d’honneur de ma profession qu’il est absolument interdit de refuser un verre offert par la maison, où que ce soit, j’avale celui-ci à la santé de mes chers confrères…
***
Et voilà qu’Hedy se met à me raconter son histoire. Visiblement elle m’a bien oublié. Elle s’anime, ses mains s’agitent lorsqu’elle parle. Elle a un petit haussement d’épaules, ses yeux brillent d’un éclat particulier. Elle est vive, radieuse. Ah, que le diable m’emporte !
J’ai un peu perdu le fil mais je crois comprendre qu’elle se moque d’elle-même, à propos de son apprentissage de la langue anglaise. Elle penche la tête, rit de bon cœur comme une enfant.
Oh, Hedy Lamarr, cette fille en or !
Question sex-appeal : donnons-lui 30 points (je vous déçois, cher lecteur ? Rien de nouveau sous le soleil, vous en conviendrez). Et pour ce qui est de l’intelligence et de l’esprit : les 70 points qui restent.
OK, j’exagère…
Dieu qu’elle est ravissante…
Les professionnels du cinéma se sont moqués d’elle après Extase, ce film tourné en Europe1. Les caméras étaient certes placées assez loin d’elle, mais l’on n’a pas dû tout de même faire beaucoup d’efforts pour expliquer à la jeune actrice tous les avantages que peut procurer un téléobjectif…
Il est temps d’oublier ce long métrage : il serait intolérable à mes yeux que l’on dise le moindre mal de la femme que j’aime.
Cela fait trois ans qu’elle est arrivée aux États-Unis. Elle y a vite mis le feu aux poudres. On a continué à l’utiliser ici de la même manière qu’à Vienne, du moins autant que le code de ce cher monsieur Hays le permet2. On parlera donc d’une sorte de nudité républicaine à l’écran… Le bon vieux business façon Theda Bara3, un souffle exotique élégant, qui fonctionne toujours aussi bien aujourd’hui dans l’univers du cinéma (et a beaucoup à voir avec une manière particulière de battre des paupières), que les flics burlesques et hystériques des anciennes productions.
« Fais-toi belle », a-t-on ordonné à Hedy. « Oui, sois jolie et, tiens, mets-toi là. »
Et peu importe comment tu joues…
***
C’est la Metro Goldwyn Mayer, studio avec lequel l’actrice est sous contrat, qui a directement pris contact avec moi me demandant si je souhaitais la rencontrer. Je venais de la voir dans Boom Town4.
« Pourquoi pas un déjeuner ?
— À quoi bon ? Cette Hedy Lamarr sera oubliée au printemps prochain.
(Quel homme avisé je fais quand j’y pense. Pour un pronostic, toujours demander à Hough…)
— C’est un risque à courir.
— Est-ce qu’au moins, votre actrice parle anglais ?
— Il y aura toujours possibilité de communiquer par signes, m’a-t-on rétorqué, de manière assez subtile, je dois en convenir. Et puis le déjeuner sera pris en charge par notre maison.
— Pourquoi ne l’avoir pas dit dès le départ ? »
J’ai donc fini par accepter cette invitation, en me disant que si je devais partager le pain avec une charmante poupée un peu idiote, quelques bières offertes par la MGM me mettraient dans d’assez bonnes dispositions pour l’écouter…
Je suis donc rendu au studio, me suis attablé avec Mlle Lamarr, et j’ai commencé à expliquer à notre jolie comédienne qu’elle n’aurait pas à s’occuper de la conversation ni à creuser sa charmante petite tête, qu’elle n’aurait qu’à la hocher en restant sagement assise. Elle m’a considéré avec curiosité non sans manifester, je crois, une certaine affection à mon égard. Elle a ri. Haussé le menton. M’a de nouveau dévisagé. A encore ri. Et c’est ainsi qu’elle prit le contrôle de la situation…
***
Avant un an, elle sera devenue l’une des actrices les plus en vue de Hollywood dans le domaine de la comédie. Après ma troisième bière, il était temps de lui donner une nouvelle série de notes.
Humour : A. Capacités intellectuelles : un autre A. Quant au sex-appeal, ne vous en déplaise, elle se contentera d’un B…
Bon, elle en est donc à rire d’elle, comme je vous le disais à l’instant, et je suis assis en face d’elle, muet comme une carpe. Je la dévore du regard en me maudissant de lui avoir demandé de m’oublier.
Mais me voilà soudaine pris d’une irrésistible impulsion : il me faut absolument lui dire quelque chose, n’importe quoi ! J’imagine qu’à cet instant précis, des milliers d’autres hommes dans la même situation que moi seraient eux aussi capables d’agir sur un coup de tête. La seule différence, c’est que c’est moi qui m’entends dire :
« Hedy, je suis amoureux de vous. »
Son vrai prénom est Hedwig, que l’on prononce sans doute, dans la région dont elle est originaire, Haydvick, ou quelque chose comme cela. Ainsi, lorsque vous l’appelez Hedy, prononcez Heydy.
« Heydy, je vous aime. »
Elle avale une dernière gorgée de café, se saisit de sa serviette de table, essuie ses incomparables lèvres.
« Vous devez m’oublier, me murmure-t-elle. Comme je vous ai moi oublié. »
J’en bafouille :
« Vous… Vous voulez dire qu’il y a quelqu’un d’autre ? »
Elle hoche la tête, ce qui pour moi, laisse à penser qu’elle masque ses émotions.
« Où cela ?
(Peut-être après tout, s’agit-il d’un ancien amour viennois, allez savoir).
— Au studio 16.
— Il se trouve donc dans ces murs ?
— Oui.
— Qui est-ce ?
— Il s’appelle Gable. Il doit d’ailleurs m’attendre. Mais accompagnez-moi donc… »
Un peu que je vais vous accompagner, chère Hedy…
***
Le décor : une sorte de donjon. D’après ce que j’ai compris, l’action du film est censée se passer en Russie5. Et voilà l’acteur principal, ce Gable. Hedy et lui, accompagnés d’un vieux bonhomme6, pénètrent dans le donjon. Le vieux s’assoit sur une dalle de pierre et se met à pleurer. Hedy s’assoit à ses côtés, l’embrasse sur la joue et tente de le consoler. Le geste est touchant. À première vue, ces personnages sont emprisonnés. Mais voilà qu’Hedy se relève et passe ses bras autour du cou de Gable. Et l’embrasse.
Et pas sur la joue ! Et fougueusement !
Mon sang ne fait qu’un tour.
Fort heureusement, l’étreinte est relativement courte. Je reprends mes esprits, m’assois.
« On va la refaire ! »
Je me tourne vers la caméra. Se tenant près de celle-ci, King Vidor, le metteur en scène du film.
« Allez, on la refait ! »
Juste une autre prise, une petite prise, oui, et c’en sera fini. Mais y a-t-il vraiment besoin d’une autre prise ? N’est-ce pas Gable qui, en douce, aurait demandé à Vidor d’en refaire une ? Un frisson me parcourt l’échine…
Hé, Gable, veux-tu que je sois ta doublure ? Non évidemment. Cabot comme tu es, tu ne laisserais ta place pour rien au monde, n’est-ce pas ?
Et les voilà qui recommencent la scène. Mais quelque chose ne va pas. Ce bon à rien de Gable ne l’a peut-être pas embrassée assez longuement, peut-être ? Nouvelle prise… Puis une autre ! Et encore une autre ! Ah, celle-là semble être la bonne ! Je mâchouille nerveusement ma cigarette, mes paumes sont moites… Mais… Que se passe-t-il encore ? Bon sang de bonsoir, voilà que ce crétin de Vidor a décidé de refaire cette scène avec une lumière différente !
En attendant que les éclairagistes aient terminé leur boulot, j’observe Gable qui enlace Hedy. Comme si ce clown ne pouvait se contenter des seuls baisers de sa partenaire ! Comme si ce qu’il était en train de jouer là était écrit dans le script ! Visiblement, ce gugusse ne se satisfait pas d’avoir embrassé Hedy une dizaine de fois, il faut qu’il se fasse son propre film… Peut-être s’imagine-t-il scénariste ? Mais lâche donc la femme de mes rêves, Gable !
Nouvelle lumière. Nous voilà repartis pour un tour. Gable oublie une ligne du dialogue après le baiser. Ils vont devoir reprendre, une fois de plus…
Qui t’a mis dans la tête, Gable, que tu avais un quelconque talent pour la comédie ? Mais bon sang, virez-le moi ! Assassinez-le au besoin !
Hors de moi, je fais les cent pas sur le plateau. Et d’abord, qu’a donc ce Gable que je ne possède pas moi ? « Non, mais regardez-moi ses oreilles ! » dis-je tout haut en ricanant. Je me retrouve à côté de Vidor et de sa satanée caméra. Je m’effondre dans un fauteuil en toile. Qu’il craque, que voulez-vous que ça me fiche ! Et que tout ce foutu décor parte en morceaux ! Et que Gable se retrouve coincé dans le donjon ! Que l’on puisse s’échapper, Hedy, le vieux schnock et moi, pendant qu’un maçon cimentera ce qu’il reste de l’édifice !
Tiens… Les voilà qui bougent la caméra. D’après ce que je comprends, Vidor aurait semble-t-il décidé de garder au montage la toute première prise… Eh ben mon copain, tout ce cirque, c’était bien la peine, tiens !
La caméra a été reculée, on s’apprête donc à tourner un plan large. L’équipe est prête, les acteurs prennent leurs marques. Le vieux schnock est à nouveau assis sur sa dalle et se remet à pleurnicher. Va-t-il passer l’intégralité du film à pleurer comme une madeleine ? Quelle barbe ! Hedy s’assoit à ses côtés et l’embrasse à nouveau sur la joue. Et voilà que la terrible réalité me fait l’effet d’un coup de poignard : on tourne à nouveau la même scène, mais sous un autre angle !
Vidor, propre à rien que tu es, espèce de salaud, va donc au diable !
Dans mon cauchemar, me parviennent des bribes de dialogue. Hedy disant au vieux qu’il s’agit d’une nouvelle prison. Et Gable… GABLE QUI L’EMBRASSE ENCORE.
Le cauchemar s’arrête enfin. Gable se dirige vers moi. Voilà ma chance… Je vais… Je vais… Je vais le pulvériser !
Je l’apostrophe :
« Écoutez, vieux, combien de fois pensez-vous avoir le droit d’embrasser de cette manière ma petite amie ?
— Restez donc un peu et vous verrez », me dit-il en m’adressant un regard mauvais.
Je retrouve dehors la lumière de Dieu, inspire profondément. L’air frais me fait un bien fou, et agit comme un baume sur mes poumons enflammés…
***
Jules Buck me passe un coup de fil. Jules est photographe. « Je prévois d’aller faire demain les portraits d’Hedy Lamarr commandés par Esquire pour illustrer ton article, m’annonce-t-il.
— Il n’y aura pas d’article pour Esquire. Cela ne s’est vraiment pas du tout passé comme je l’avais prévu. Enfin, si tu le souhaites, je vais t’accompagner au studio et tu pourras tout de même faire tes photos. »
Jules reste silencieux quelques instants.
« Si tu veux. Mais peux-tu me dire au juste pourquoi il n’y aura pas de papier ?
— Écoute, il y avait ce donjon, ce vieillard assis sur une dalle. Peut-être est-ce son père dans le film, va savoir. En tout cas, il n’arrête pas de pleurer, parce qu’ils sont emprisonnés, mais Hedy ne cesse de lui répéter de ne pas s’en faire. Et dès qu’elle lui a dit cela, elle se relève et se tourne vers un autre type…
— Ouais, ouais, j’ai vaguement entendu parler de tout cela, me dit Jules.
— Et alors, vois-tu, ce type l’embrasse… Et il y a bien dû y avoir six cents prises de cette scène où ce gus, cet acteur l’embrasse.
— Tu parles de Clark Gable ?
— Je ne connais pas le prénom de ce type. Toujours est-il que je suis, je te le répète, à ta disposition, si tu le souhaites, pour t’accompagner à la MGM. Peut-être aurais-je une chance de la reconquérir… Tu vois ce que je veux dire…
— Mouais. Enfin si tu veux mon avis, ça ne marchera pas…
— Et pourquoi donc ? Qu’est-ce que ce Gable a donc que je…
— Vers quelle heure te trouvais-tu sur le plateau ?
— J’y étais juste après le déjeuner.
— Eh bien, tu aurais dû y rester un peu plus longtemps. Parce qu’à seize heures, Gable s’est marié avec elle7.
Je lui ai raccroché au nez. Je me suis tout de suite dirigé vers la cuisine, y ai attrapé une bouteille de whisky qui traînait dans un placard, et me suis servi l’équivalent d’un bon double double.
Offert par la maison.
Oui, sur le compte de la maison, Hedy chérie…
Article paru dans la revue Esquire, avril 1941.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Jeanneau.
1. Film tchécoslovaque réalisé par Gustav Machatý, Extase date de 1933. L’histoire est assez proche de celle de L’Amant de Lady Chatterley. Le film, où l’on voit Hedy Lamarr nue, comprend la première scène d’orgasme jamais montrée à l’écran. Le scandale est évidemment au rendez-vous et offre la célébrité à sa principale interprète, à peine âgée de vingt ans, qui va dès lors traîner une réputation sulfureuse…
2. Le code Hays, du nom du sénateur républicain qui le mit en place, William Harrison Hays (1879-1954), président de la Motion Pictures Producers and Distributors Association entre 1922 et 1945, régulait le contenu des productions cinématographiques en donnant des recommandations sur ce qu’il était ou non convenable de montrer à l’écran. Autrement dit, il s’agissait ni plus ni moins d’un instrument de censure, qui fut appliqué très strictement jusqu’au début des années 1950 à Hollywood.
3. Actrice du muet très populaire, Theda Bara (1885-1955) fut une des premières vamps de l’industrie cinématographique américaine.
4. La Fièvre du pétrole pour le titre français, film de Jack Conway, où Clark Gable tient le rôle-titre.
5. Camarade X, le film que tourne à ce moment-là Hedy Lamarr en compagnie de Clark Gable sur un scénario en grande partie écrit par Ben Hecht, est une comédie antisoviétique, inspirée par Ninotchka d’Ernst Lubitsch.
6. L’acteur allemand Félix Bressart (1895-1949), qui tourna également dans Ninotchka ou To Be or Not to Be de Lubitsch.
7. Mariée à six reprises, Hedy Lamarr n’a jamais épousé Clark Gable. Et l’acteur légendaire d’Autant en emporte le vent a toujours nié avoir eu une liaison avec Lamarr…