Elle n’aimait que les villes. Elle s’y adonnait à l’une de ses occupations favorites : la chasse aux fantômes littéraires. On l’imagine flânant dans une ruelle, loin de la foule enchaînante, une Gitane brune (que cette blonde consommait sans modération) au bord des lèvres. Et rien au fond des poches. En tout cas pas sa langue ou sa plume, acide et légère comme une lampée de muscadet cravatée au coin d’un zinc, en attendant la fin d’une averse. Elle était l’amie de Kléber Haedens, de Roger Nimier, d’Alexandre Vialatte. Comme eux, Geneviève Dormann aimait les coups de tabac, les chicagos improvisés, la vie de bâton de chaise plutôt que le chouine-gommes du Nouveau Roman. Quant au temps perdu, elle le recherchait moins mollement que le « petit Marcel » dans les premières pages de son monument.
Vingt années séparent les deux « papiers » qui suivent : une « humeur » offerte au Figaro littéraire au début des années 1970 et une copie rendue à la revue Rive Droite fin 1991. À leur lecture, on n’a pas pu s’empêcher de se lever de bonheur. On s’aperçoit aussi que le style de Dormann sut rester sec et ne se rida pas. « Adieu Phénomène » fut le titre du dernier roman qu’elle publia en 1999. On y lit en quatrième de couverture : « Adieu, parfois, veut dire : Bonjour. ». Bonjour jeunesse ?
Les anciens qui nous restent manifestent un plaisir pervers à nous conter les gaietés d’un temps que nous n’avons pas connu. À en croire ces gens de presse et de littérature, leurs vies étaient semées de roses diverses, leurs nuits d’éclairs, leurs goûters de champagne. Nous voulons bien admettre qu’il fût un temps où le talent des uns poussait les autres à l’indulgence ; où les salles de rédaction prolongeaient les boudoirs ; où les rédacteurs en chef savaient lire et faisaient des mots d’esprit ; où les éditeurs en véritables papas-gâteaux envoyaient au vert leurs auteurs pâlots et réglaient discrètement les frais de leurs excentricités. Nous voulons bien croire qu’en ce temps-là, la fête existait.
On nous raconte les éclats d’un Hemingway, du temps que Paris, pour lui, était une fête. Les sauteries, place des Vosges, d’un Simenon qui, le dernier invité parti, se mettait au travail dans l’aube naissante. On voit le jeune Fitzgerald plongeant dans les fontaines et parcourant Paris sur le toit d’un taxi. On nous montre Kessel apportant à son éditeur la note faramineuse d’une soirée remuante, avouant ne se souvenir de rien sinon qu’en partant « il lui semblait bien avoir marché sur du verre ».
Là, c’est un éditeur célèbre qui déjeunait avec trois maîtresses le même jour, à trois déjeuners différents et dévalait l’avenue Montaigne, tout nu, au petit matin, poursuivi par un mari furieux. Ici, c’est un reporter envoyé pour six mois en Amérique pour son éditeur et qui, au lieu de traverser l’Atlantique, ramasse une ravissante Américaine au bateau du Havre, va filer le parfait amour à Deauville en se faisant raconter l’Amérique sur l’oreiller et revient à Paris son reportage sous le bras. On dit que l’éditeur, apprenant la vérité au dernier moment, se contenta de substituer le mot roman à celui de reportage sur la couverture du livre.
C’est Morand, ses voitures et ses femmes. C’est le peintre Gen Paul, Céline et quelques autres qui brisaient joyeusement les vitrines et les tables de leurs abreuvoirs favoris, ce qu’ils appelaient « faire un Chicago ». Ce sont les espiègles Brasillach et Thierry Maulnier qui s’en allaient piquer la vaisselle de Normale Sup’ pour en faire un cadeau de mariage à leur ami Georges Blond. C’est Cendrars en reportage à Marseille qui se retrouve sur un bateau pour un reportage d’un an. C’est Giraudoux, à la Fontaine de Mars, s’abreuvant de vin de Cahors, bon pour son ulcère à l’estomac, disait-il. Ce sont les farces multiples d’un Boris Vian, d’un Nimier, d’un Guimard ou d’un Blondin qui n’hésitaient pas à traverser la manche pour s’acheter un chapeau melon.
Si un jeune homme, aujourd’hui, débarquait de ses provinces à Paris avec le ferme propos de se mêler au joyeux monde littéraire, où trouverait-il les jeunes écrivains rieurs, fugueurs, bons vivants, amoureux des femmes et des horizons, explosant de vie au sortir de ce travail d’araignée qu’est la rédaction d’un livre ou d’un article ?
Qui sont donc, en 1972, les jeunes lions impétueux des lettres françaises ? Des ombres flottent çà et là, ravagées par la diététique, les bons sentiments, l’outrecuidance, la psychanalyse ou la pédérastie mal digérée. On scribouille, on boude, on boit ou l’on fume dans son coin. On fait des enfants. On planifie sa vie et sa petite gloire. On ménage la chair et le fou. On délivre ses messages comme des télégraphistes, tandis qu’à l’horizon des pires évasions flotte le fanion rassurant du Club Méditerranée. Et la vie se fait grièvement sérieuse.
Des noms ? Sollers bougonne, Lanzmann pouponne, Banier chiffonne, Le Clézio s’enferme dans ses ampoules électriques, Modiano se marie, Bernard Frank s’est évanoui, Didier Decoin est dans son coin, Jean Cau est un bon paroissien et Labro est devenu le grand-père de Barjavel. Nous ne sommes pas prêts de revoir quelques « chicagos » vivifiants !
Le Figaro littéraire, samedi 4 mars 1972.
Ils sont fous, mes copains de Rive droite ! Qu’est-ce qu’est ce que ça veut dire ce thème de dissertation qu’ils nous proposent : « Longtemps je me suis couché de bonne heure » ?
Après avoir tournicoté pendant trois numéros autour du fantôme de Nimier et de ses hussarderies, les voilà prousteux, à présent. Je vous parie que, la prochaine fois, on aura Chateaubriand avec Jean d’Ormesson en tête de liste. Ou encore feu Blondin et ses fières devises comme : « L’important, c’est d’écrire, tout le reste n’est que litres-et-ratures. » Pas Céline ni Léon Daudet, tout de même. Trop dangereux par les temps qui courent ! Trop de choses défendues dans les livres de ces deux-là. Si on les prenait comme thème, Bernard Lévy et ses acolytes en feraient une rougeole, les pauvres bêtes !
On s’appelle Rive droite mais attention ! Prudence ! Décence ! Pas de provocation ! Pas de vagues ! Tout dans l’esprit de la droite française pépère, pusillanime et démago qui est la nôtre aujourd’hui. À peine évoqués, Ferdinand et le gros Léon leur filent des boutons. Il n’y a guère aujourd’hui que Mitterrand qui oserait se délecter de ces auteurs-là.
Avec Proust au contraire, on est tranquilles. Sa vie, son personnage sont dans le droit-fil du temps. C’est le monument rassurant. Le « Pléiade », quoi ! Similicuir et bonnes manières ! Pas besoin de tout lire, en plus. Il suffit d’en citer des bribes pour fournir des signes extérieurs de culture générale : citer la Verdurin dont le modèle sévit encore dans certains dîners parisiens ; ou le coup de la petite madeleine trempée dans le thé. Avec le catleya et la sonate de Vinteuil, on est parés dans les conversations. Et, bien sûr, le fameux : « Longtemps je me suis couché de bonne heure. » qui débute A la Recherche du temps perdu (dire simplement « La Recherche… », c’est plus chic.). Même Juppé peut citer tout ça.
Cette phrase les épate à Rive droite. Pauvres petits ! Sûrement, ils pensent que se coucher tard est un meuste 1. Que cela plus les liqueurs fortes apportent des aventures, des créatures et des idées. La vie de patachon modèle début de siècle ou Montparnasse 1927, révisé 91. Parce que rappeler que longtemps on s’est couché tôt, c’est signifier qu’à présent on se couche tard, comme les grands qui déambulaient jusqu’à l’aube, du Weber au Vachette, de la Coupole à la Closerie.
En ramassant la poussière des nuits, ces moineaux des lettres se sentent pousser des ailes d’albatros. Ils se rengorgent et tutoient Toulet, tapent sur le ventre d’Apollinaire, trottinent près de Fargue, rhabillent la gamine avec Verlaine.
Et de m’imposer à moi, Dormann, dormeuse s’il en fut et à ma fantaisie, la phrase de Proust pour sujet de devoir !
De bonne volonté, j’ai rouvert Marcel pour me rafraîchir la mémoire. Pour voir si, vraiment, l’admiration m’avait, avec le temps, échappé.
Du côté de chez Swann, 1913, nous y voilà. « Longtemps je me suis couché de bonne heure. » Soit. Nous nous attendons ensuite à quelque développement brillant de cette proposition, harmonieuse certes mais courte. Eh bien, n’en déplaise à mes amis de Rive droite qui vont crier au sacrilège, tout ce début de chapitre est d’un ennui majuscule. Le narrateur s’endort, se réveille, tient des considérations oiseuses sur sa bougie, son oreiller, ses domestiques qui sont partis, sa vie primitive, son grand-oncle sadique qui lui tirait les cheveux, sa cuisse qui se transforme en femme, etc. C’est assommant comme du Le Clézio revu par Nathalie Sarraute. Et ça continue au moins jusqu’à la page 17. C’est du petit Proust fiévreux, ratiocineur, mignard, ivre de soi, moi, moi, moi, ah ! le moitrinaire ! Cela sent le drap fripé, le fond de nombril, le doigt de pied chaud et la narine rétive. C’est le petit Marcel, ses bouillottes, son asthme, ses éponges mitées, ses manies, sa maman, sa bonne, tout son tintouin de souffreteux jeune homme. Ce que Debussy trouvait « longuet, historiant, amenuisant, un peu portière 2. »
Et moi qui n’aime que me coucher de bonheur et de bonne humeur.
On va me dire – je le sais – que Proust c’est sacré et que même les rognures en sont bonnes. Eh bien, non ! Ce début de chapitre est le plus mauvais passage de toute la Recherche du temps perdu, assez ennuyeux pour un néophyte de poursuivre plus en avant ; ce qui est dommage.
Je me demande même si cette première phrase n’est pas maléfique. Les écrivains devraient se méfier des ondes que dégagent les mots. C’est peut-être à cause de cette phrase que, le 18 novembre 1922, à cinq heures du soir, le petit Marcel s’est couché de bonne heure, pour l’éternité.
Rive droite n° 4, automne 1991-92, « Longtemps je me suis couché de bonne heure. »
1. Néologisme des années 80.
2. Cité par George D. Painter dans sa biographie de Marcel Proust, t. 1, p. 363.