Rechercher

THÈMES

CATALOGUES TÉLÉCHARGEABLES
Séguier

Art et morale de Joseph Conrad

Rêvant de « bourlingue » dès son plus jeune âge, bien décidé à traverser tous les océans de la planète et certaines zones, encore blanches, des mappemondes et atlas, Joseph Conrad puisa dans son expérience de la mer, de l’hostilité de la nature et de la folie des hommes la matière de son art romanesque, qu’il éclaira dans diverses préfaces et notes. « Nul n’avait plus sauvagement vécu que Conrad, nul ensuite n’avait soumis la vie à une aussi patiente, consciente et savante transmutation d’art », écrivait André Gide, au lendemain de la mort de son ami, à la fin de l’été 1924. Rapprochait ces deux hommes et écrivains si différents (aux antipodes, même !) un sentiment aigu de l’irréalité de l’existence terrestre, « un moment, le clignement d’un œil » disait Conrad, métis slavo-britannique qui, pour avoir beaucoup sondé l’âme humaine, avait compris, comme Dostoïevski, qu’il n’appréciait pourtant guère (éternelle méfiance des Polonais pour les Russes !), que le cœur aventureux et celui des ténèbres ne logeaient pas qu’au fond de la cale, ou dans les profondeurs de la forêt congolaise ou de la jungle birmane.

 

 

Il me semble que la constante sympathie de mes juges a attribué à des raisons de race et à des influences historiques, une bonne part de ce qui, je crois, n’appartient simplement qu’à l’individu. Rien n’est plus étranger que ce qu’on appelle dans le monde littéraire « l’esprit slave », au tempérament polonais avec sa tradition de « self-government », son sentiment chevaleresque des contraintes morales et son respect exagéré des droits individuels : sans parler du fait important que toute mentalité polonaise, occidentale par nature, a été éduquée par l’Italie et la France, et, historiquement, n’a jamais cessé, même en matière religieuse, de demeurer en sympathie avec les courants les plus libéraux de la pensée européenne. Un sentiment impartial pour l’humanité à ses divers degrés de splendeur ou de misère, joint à des égards spéciaux pour les droits de ceux qui ne sont pas les privilégiés de ce monde – et cela non pour des raisons mystiques mais par simple solidarité et en vue d’une entraide honorable – tel fut le caractère dominant de l’atmosphère mentale et morale des maisons qui abritèrent ma hasardeuse enfance : sentiment né d’une conviction calme et profonde, à la fois durable et conséquente, et aussi éloignée qu’il se peut de cet humanitarisme qui ne me paraît être qu’une affaire de nerfs affolés ou de conscience morbide.

 

Extrait d’une note de Conrad en tête des Souvenirs.

 

 

Celui qui veut convaincre doit se fier non pas à l’argument juste mais au mot juste. Le son a toujours plus de pouvoir que le sens. Mieux vaut pour l’espèce humaine être impressionnable que réfléchie. Rien d’humainement grand (par grand, j’entends qui puisse affecter un ensemble d’existences humaines) n’est né de la réflexion. On ne peut d’ailleurs manquer de constater le pouvoir de simples mots, de mots comme gloire, par exemple, ou pitié. Je n’en veux pas citer d’autres. Point n’est besoin de les chercher bien loin.

Qu’on me donne le mot juste et l’accent juste et je remuerai le monde

Prononcés avec persévérance, avec ardeur, avec conviction, ces deux mots-là, rien que par leur son, ont mis en mouvement des nations entières et soulevé l’aride et dur terrain sur lequel repose tout notre édifice social. Il y a aussi le mot vertu si vous voulez… Naturellement, il faut y mettre l’accent. L’accent juste. C’est très important. La force des poumons, les cordes vocales tonnantes ou tendres. Ne me parlez pas du levier de votre Archimède. C’était un distrait doué d’imagination mathématique. Les mathématiques ont droit à tout mon respect, mais je n’ai aucunement besoin de machines. Qu’on me donne le mot juste et l’accent juste et je remuerai le monde.

 

Extrait de la préface aux Souvenirs.

 

 

L’artiste, aussi bien que le penseur ou l’homme de science, recherche la vérité pour la mettre en lumière.

L’artiste recherche la vérité pour la mettre en lumière

Il parle à cette part intime de notre être qui ne dépend point de la sagesse, à ce qui est en nous un don et non pas une acquisition, et qui est, par conséquent, plus constamment durable. Il parle à notre capacité pour la joie et l’admiration, il s’adresse au sentiment du mystère qui entoure nos vies, à notre sens de pitié, de beauté et de souffrance, au sentiment de ce qui nous rattache à toute la création ; et à la conviction subtile mais invincible de la solidarité qui unit la solitude d’innombrables cœurs : à cette solidarité dans les rêves, dans le plaisir, dans la tristesse, dans les aspirations, dans les illusions, dans l’espoir et l’effroi, qui relie chaque homme à son prochain et qui unit toute l’humanité, les morts aux vivants, et les vivants à ceux qui sont encore à naître.

 

*

 

Un roman, quand il s’efforce le moins du monde d’atteindre à l’œuvre d’art, s’adresse au tempérament. Et ce doit être, en vérité, comme en matière de peinture, ou de musique, ou de toute espèce d’art, l’appel d’un tempérament à tous les autres innombrables tempéraments dont le pouvoir subtil et irrésistible dote les événements éphémères de leur véritable sens, et crée l’atmosphère morale et émotionnelle du lieu et du temps. Un tel appel, pour produire son effet, doit être une impression transmise par les sens : et en fait, il n’en saurait être autrement, car le tempérament, qu’il soit individuel ou collectif, n’est point soumis à la persuasion. Tout art doit s’adresser d’abord aux sens, et une conception artistique qui s’exprime à l’aide de mots écrits doit s’adresser aux sens, si son intention profonde est d’atteindre la source même de nos émotions.

Tout art doit s’adresser d’abord aux sens

Il lui faut aspirer de toutes ses forces à la plasticité de la sculpture, à la couleur de la peinture, à la suggestion magique de la musique, cet art des arts. Et ce n’est que par une dévotion complète et inébranlable au parfait accord de la forme et de la substance, ce n’est que par un soin incessant apporté au contour et à la sonorité des phrases qu’on peut atteindre à la plasticité et à la couleur, et que la lumière de la suggestion magique peut jouer à la surface banale des mots, des vieux, vieux mots, épuisés et défigurés par des siècles d’un insouciant usage.

 

*

 

Saisir, en un moment de courage, sur l’impitoyable déroulement du temps, une phase éphémère de la vie, ce n’est que le commencement de la tâche. La tâche, entreprise avec tendresse et foi, consiste à maintenir résolument, sans hésitation ni frayeur, devant tous les yeux et dans l’éclairement d’une sincère attitude, ce fragment de vie. Elle consiste à en faire paraître la vibration, la couleur, la forme, et, à travers sa mobilité, sa forme et sa couleur, à révéler la substance même de sa vérité, à découvrir le secret évocateur, la force et la passion qui se cache au cœur de chaque instant persuasif.

 

*

 

Arrêter pour un temps les mains occupées aux œuvres pratiques de la terre, obliger des hommes absorbés par la vue lointaine de succès matériels à contempler un moment autour d’eux une vision de formes, de couleurs, de lumière et d’ombre : les faire s’arrêter, l’espace d’un regard, d’un soupir, d’un sourire, tel est le but, difficile et fuyant, et qu’il n’est donné qu’à bien peu d’entre nous d’atteindre. Mais quelquefois, par l’effet de la grâce et du mérite, même cette tâche-là peut être accomplie. Et lorsqu’elle est accomplie – ô merveille ! – toute la vérité de la vie s’y trouve : un moment de vision, un soupir, un sourire, et le retour à un éternel repos.

 

Extraits de la Préface au Nègre du Narcisse.

 

 

Un romancier n’existe que dans son œuvre

Un romancier n’existe que dans son œuvre. Il est là, unique réalité d’un monde inventé, parmi des choses, des faits, des gens imaginaires. En les décrivant, il ne fait que se décrire lui-même. Mais il ne se découvre jamais complètement. Il demeure, jusqu’à un certain point, un personnage voilé : une présence que l’on soupçonne plutôt qu’on ne la voit – un mouvement et une voix derrière l’étoffe tendue de son roman.

 

*

 

S’il est vrai que tout roman contient des éléments autobiographiques (il serait difficile de le nier, puisqu’un créateur ne peut que s’exprimer lui-même dans sa création), il en est parmi nous qui éprouvent une invincible répugnance à étaler leurs sentiments très intimes. Je ne voudrais pas louer indûment les vertus de la discrétion. Ce n’est souvent qu’une question de tempérament. Mais ce n’est pas toujours un signe de froideur. Cela peut-être de l’amour-propre. Il n’y a rien de plus humiliant que de voir le trait lancé par une émotion vraie manquer son but, que ce soit celui du rire ou des larmes. Rien de plus humiliant. Et cela pour la bonne raison que, si le but est manqué, si l’émotion ne réussit pas à émouvoir, elle est condamnée à sombrer sans retour dans le dégoût et le mépris. On ne saurait reprocher à aucun artiste de reculer devant un danger auquel la sottise seule peut s’exposer de gaieté de cœur et que le génie seul peut impunément affronter. Devant une tâche qui consiste plus ou moins à dévoiler son être intime devant le monde, ce souci de la décence, fût-ce au prix du succès, n’est que le souci de la dignité personnelle qui est inséparablement liée à la dignité même de l’art que l’on sert.

 

*

 

Peut-être mon éducation de marin ajoutée à une disposition native me porte-t-elle tout naturellement à embrasser étroitement la seule chose qui soit réellement bien à moi, mais le fait est que j’ai positivement horreur de perdre, ne fût-ce qu’un instant, cette pleine possession de soi qui est la condition essentielle de ceux qui veulent bien servir. Et j’ai apporté cette notion de ‘‘bon service’’ de ma première existence dans la seconde. Moi qui n’ai jamais cherché dans le mot écrit qu’autre chose qu’une forme du beau, j’ai transporté cet article de foi du pont des navires à l’espace plus restreint de ma table de travail : et ce faisant, je suppose que je suis à jamais devenu imparfait au regard de l’ineffable compagnie des purs esthètes.

 

*

 

J’aime à croire que je possède la faculté de comprendre, autant qu’elle peut s’exprimer par la voix de la sympathie et de la compassion.

 

*

 

Je n’ai été aucunement révolutionnaire dans mes ouvrages

Ceux qui me lisent savent ma conviction que le monde, le monde temporel, repose sur quelques idées très simples : si simples qu’elles doivent être vieilles comme le monde. Il repose notamment sur l’idée de Fidélité. À une époque où rien de ce qui n’est pas révolutionnaire de façon ou d’une autre n’a de chance d’attirer l’attention, je n’ai été aucunement révolutionnaire dans mes ouvrages.

 

Extraits de la préface familière aux Souvenirs.