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« Que suis-je ? Je suis hors je. Hors de moi. »

1989 : le deuxième septennat de François Mitterrand démarre. L’année précédente, Yves Navarre a, comme en 1981, apporté son soutien au président de la République. Malgré un certain désenchantement. À l’orée de la décennie 1980, auréolé du prix Goncourt obtenu pour son roman Le Jardin d’acclimatation, Navarre a été le relais du candidat socialiste auprès de la communauté homosexuelle. Il récuse pourtant avec force l’étiquette d’écrivain gay. Même si un certain goût pour la provocation ne l’empêche pas de se présenter, à l’occasion, comme « pédé socialiste » ou comme « le pédé s’affichant à la télé »…

En avril 1989, le mensuel mitterandolâtre Globe consacre, dans son 36e numéro, un grand dossier à l’homosexualité. En couverture du magazine, ce titre : « Trois millions d’homos. Où en sont-ils ? » Et, dans les pages intérieures, une question posée à des artistes, écrivains ou figures médiatiques : « Avez-vous déjà eu des relations homosexuelles ? » Une dizaine de réponses, de personnalités (parmi lesquelles Yves Montand, Georges Moustaki, Jacques Higelin, Thierry Ardisson ou Fernando Arrabal) sont publiées. Plutôt laconiques. Celle d’Yves Navarre est un billet d’humeur (sombre) qui lui permet de réitérer sa position : non celle d’un droit à la différence, mais à l’indifférence. Et à l’émotion. Le discours de Navarre n’a pas varié depuis ce jour de novembre 1980 où, invité sur le plateau du 20 heures après l’obtention du Goncourt, l’écrivain avait déclaré : « Le mot d’homosexuel ne m’énerve pas, il me gêne parce que ce sont les autres qui le rendent gênant. Je suis l’écrivain d’une sensualité qui m’est propre, qui est dans ma nature, mais je suis écrivain avant tout. »

Les éditions Séguier viennent de publier le Journal d’Yves Navarre, précédé d’une biographie de l’écrivain signée par Frédéric Andrau.

 

Je n’aime pas le mot « homosexuel »

Cela s’entend : je n’ai eu que des rapports homosexuels et je ne les ai pas décidés. Je ne les ai pas non plus affichés, contrairement à ce que l’on a pu penser, à seule fin de m’étiqueter et de me tenir à l’écart parce que j’avançais à visage découvert. Je suis ce que je suis. J’ai toujours été ce que je deviens. Sur le « déjà-tard », je découvre ce que Barthes appelle « la quiétude insexuelle ». Si inquiétude il y a, elle est d’un autre ordre amoureux. Et je sais maintenant, dix ans plus tard, pourquoi j’ai mis en exergue de Biographie, un de mes romans (pas mon autobiographie), cette phrase ô combien poétique (et politique) de Lacan : « Il n’y a pas de rapport sexuel ». Autrement dit, la sexualité ne constitue pas forcément et uniquement un rapport. Encore moins une annonce. Si je prends le temps de vous répondre, c’est que je demande le temps d’un certain entendement. 1° Je n’aime pas le mot homosexuel. Combien de fois ai-je pu dire que ce mot, dans son emploi et son exploit médiatique, était « hérissé de fil de fer barbelés ». Je lui préfère, et ce n’est pas un jeu de mot, le mot de « homosensuel ». Sensualité : élan, pulsion, désir, paroles échangées. 2° Je me suis fait injurier, il y a fort longtemps, parce que publiquement, j’osais dire que mon identité d’homosexuel, c’était le « droit à l’émotion ». 3° Pis, j’ai essayé, tenté vainement de dire que je ne me battais pas pour le droit à la différence mais pour le « droit à l’indifférence ». Le sentiment entre deux êtres humains est indifférent.

J’ai rencontré plus de fiel chez les militants homosexuels que dans l’armée du silence

Pourquoi ce préambule, ces considérations personnelles : parce qu’il y a dans votre question encore un tri et que je ne suis pas sans penser que celles et ceux qui vivent leur homosexualité dans l’interdit (c’est-à-dire celles et ceux qui ne figureront pas au fronton de votre reportage) ne sont pas sans la vivre, également, librement. Il y a la liberté de la honte (les honteuses, comme on dit) et la liberté d’un silence souvent commandé, décidé cette fois, pour des raisons finalement respectables, puisqu’elles engagent l’emploi, le statut social et aussi parfois la volonté de ne pas faire souffrir inutilement des parents. Est-ce trop dire ? Je garde pour moi la liste des amants (connus, célèbres parfois) qui se cachent et je conçois encore une fois « sur le tard » comme une tendresse pour eux. À moins qu’ils ne deviennent méchants. Mais j’ai rencontré plus de fiel chez les militants homosexuels que dans l’armée du silence : ils sont légion à n’avoir pas su (ou pu) s’avouer l’inavouable. Et pourtant, dans le secret de certaines rencontres, ils furent de bien plus heureux amants. Je sais, et je sens de ligne en ligne, qu’il y a disgrâce entre votre question et ma confuse réponse. Il y autant d’hypocrisie chez ceux qui s’affichent ou annoncent la couleur que chez ceux qui se taisent et vivent néanmoins une liberté. J’écris, maintenant, pour ceux-là.

 

Globe n°36, avril 19891.

 

 

Un peu surprenant que de trouver, au printemps 1989, la signature d’Yves Navarre, mitterrandien revendiqué (mais de moins en moins convaincu), dans L’Idiot international de Jean-Edern Hallier qui, chaque mercredi, tape à bras raccourcis sur le pouvoir socialiste et sa statue du commandeur. L’insolence, les provocations et l’outrance qui sont la marque de fabrique du journal, l’auteur du célèbre Honneur perdu de François Mitterrand les paiera cher…

N’empêche, le talent éclabousse les colonnes de cet hebdomadaire de combat réunissant écrivains et pamphlétaires racés et stylés (Patrick Besson, Marc-Edouard Nabe, Édouard Limonov ou Frédéric Berthet). Yves Navarre inaugure une rubrique « Coup de Cœur » dans l’hebdomadaire le 26 avril. Il y partage ses enthousiasmes et ses admirations artistiques du moment. Et en profite au passage pour égratigner les nouveaux philosophes ou les résidus du Tel Quelisme et dresser un constat accablant de l’état de la France – et de l’État français – en cette année de bicentenaire de la Révolution : Anarchy in the UK, Enarchie in France… Navarre interrompra cette chronique au bout de quelques semaines. Au début du mois de juillet, l’écrivain quitte la France et Paris, qu’il ne supporte plus, et part s’exiler à Montréal…

 

Colin Ardent

Dans ce pays où l’on ne sait pas se réjouir (et dans réjouir il y a jouir) en temps voulu, dans cette démocratie qui devient de plus en plus frileuse et hypocrite, quasiment paritaire2 et délatrice, victime d’une Enarchie Absolue qui mériterait bien une Révolution pour le Bicentenaire (seulement voilà, les énarques sont de tous les bords, de même moule et on ne peut pas les reconnaître, ils prolifèrent, ils verrouillent, ils répondent à des questions par des questions, et on ne peut les « distinguer » qu’à l’aveu offensé qu’ils sont tout sauf « énarques », chacun se prétendant autre ou mieux : résultat désastreux) ; dans ce pays donc, où la phrase est volontairement longue, où on ne peut plus être sincère et grave à la fois, l’esprit du Grand Siècle, insensé donc sensuel, objectif et de constat sans pouvoir être pris pour un écorché vif, voici un film venu de Belgique signé Xhonneux (honneur à lui) et Topor (l’immense, l’insatiable, le pertinent, merci, ouf).

Marquis3 : où l’on voit Sade-tête-de-chien à la Grandville, hommage égal à Buffon, écorcher vivement son Colin ardent dans une fissure des pierres de la Bastille, à défaut d’une Justine-vache-à-lait et d’une Juliette-jolie-pouliche. Je ne parlerai pas des autres : parfaits.

Marquis : où l’on voit le sexe à visage humain, brave Colin qui cause avec son divin patron et porteur, rêvant d’une liberté si peu libertine.

Marquis : il y a du cran, de l’humour, de la décence folle dans cette « ode à la liberté individuelle, à la liberté d’expression et à la liberté sexuelle » souhaitée par les auteurs. En France, côté Révolution, on donne plutôt dans l’arrogance, le gnangnan et l’épatant.

Marquis est discutablement (le régal des paroles échangées) le fleuron de ce Bicentenaire. Pour une fois qu’on ne minaude pas à colin-maillard avec les choses sensuelles si proches de celles de l’esprit, justement l’esprit révolutionnaire quand nous ne faisons plus que de l’Involution sur la Révolution et sur ce que « nous ne sommes presque plus, ou si peu, si rarement » et au prix de quelles bastilles de silences.

Marquis : où l’on voit notre Sade écrire un 14 juillet 1789 alors que son Colin le quitte : « Ce n’est pas ma façon de penser qui fait mon malheur, c’est celle des autres. » Il y a de quoi frémir. On en perd la tête (!).

Il est trois heures du matin et j’écris ces lignes rue des Blancs-Manteaux. Quelqu’un passe dans la rue en chantant « J’en ai marre » sur tous les tons.

J’ai vu un Porgy and Bess à Berlin, cet opéra allemand est mal aimé ici. Comment un handicapé peut-il séduire la belle Bess ? Ce n’est pas conforme à la norme post-révolutionnaire romantale et sentimatique. J’ai vu, eh bien oui, je voyage, ça forme la vieillesse, le « déjà-tard » de ma vie, un Dialogue des carmélites à Montréal. Que ne le monte-on pas en France en ce moment ? Il y est dit « On ne meurt pas chacun pour soi » ou « Les calculs dont il faut se méfier sont nos illusions ». C’est beau le Colin ardent de Marquis, le Porgy qui se traîne et Blanche de la Force qui hésite et gravit les marches de l’échafaud.

À l’extrême-extrême, on peut aller voir le si beau (trop-beau-pour-être-faux) Mes nuits sont plus belles que vos jours, comme on dit dans le journal La Croix (je ne suis pas abonné, c’est le lot quotidien de chacun) ce film d’Andrzej Żuławski est « artificiel et émouvant ». Un comble d’artifices ou bien la même vérité aux antipodes des œuvres ci-dessus saluées ? Il faut voir jusqu’où nous sommes esthétiquement « tombés en amour » pour rien. Les énarques peuvent se frotter les mains : le peuple n’a plus faim que de ça. Mais quand donc reverrons-nous la rude Troisième partie de la nuit, célébrée en son temps par l’irremplaçable Jean-Louis Bory et sorti à la sauvette une fin de mois d’août, nous révélant le vertigineux Żuławski ? Ça fait des toiles sur la planche. J’irai revoir Marquis. Rendez-vous la semaine dernière comme convenu.

 

P.-S. : L’éditeur Bourgois se demande ce que je fais dans la galère de L’Idiot. Hallier ? Je ne le connais pas. Un de ses amis m’a dit il y a vingt ans : « Réussis là où j’ai échoué, il n’a ni haut ni bas ni devant ni derrière. S’il t’appelle, laisse le parler, parler, ne raccroche même pas ce serait une réponse. » Hallier, je ne l’ai jamais salué. Or, il est plus sympathique que Bourgois, le sourire en coin celui-là, le vilain sourire français mi-sarcasme, mi-superbe, un brin houpette, le sourire confus des refus et des vides.

 

P.-S.S. (Parti socialiste soudé ?) : Jean-Denis Bredin, avocat et écrivain, ose briguer le siège de Marguerite Yourcenar à la Tragédie française. Il explique son ambition ainsi : « Je veux faire plaisir à mes enfants. » Ce n’est plus de l’humour, c’est de la honte.

 

L’Idiot international no 3, 3 mai 1989.

 

 

Quelque part, ça interpelle ?

Ici, je m’amuse avec toute la gravité qui sied à l’humour, curieux pays où les moins révolutionnaires sont celles et ceux qui s’annoncent tels ; idem pour les poètes qui se disent poètes, les critiques qui se veulent critiques et qui ne sont, pour la plus grande part, que des clients d’Interflora ; idem pour les nouveaux philosophes qui n’ont rien de neuf que leur chemisier blanc, leur tignasse soixante-huitarde (salon, salon, que n’a-t-on pas fait encore pour te célébrer !) ou leur sourire carnassier quand on les surprend tels quels, tels qui en leur flagornerie organisées ; idem pour celles et ceux qui « ont l’air » sincères et qui ne le sont pas au détriment et à la « mise en marge » de celles et ceux qui sont sincères et ne peuvent plus simplement rien dire : la sincérité a pivoté. J’adore les longs préambules, ces vestibules de l’esprit où ci et là pointent des vérités : le quotidien est fabuleux, il regorge de fables, je ménage, je suis une femme de ménage (une technicienne de surface dit-on, la mienne est à Tahiti où je n’irai jamais), je n’aime pas ce qu’il y a dans les histoires, j’aime ce qu’il y a autour. L’essentiel.

Les coquilles de notre Idiot naissant, ainsi, me touchent. Que suis-je ? Je suis hors je. Hors de moi. Un bon heurt à ces lignes, hommage à Céline, gare à celle ou celui qui dit « je » sans jouer… ; j’avais écrit la semaine dernière « La France devient quasiment puritaine et hypocrite » et c’est devenu « paritaire et hypocrite ». Le beau hasard objectif qui rend ce que j’écris un peu plus intelligent, tant pis, tant mieux, je n’ai pas à régaler les fines bouches, les madames Néanmoins (prononcez bien, lifting Roux-Combaluzier de la critiquature) et les messieurs Putitin (c’est de l’anglais, pour ceux qui « quelque part » se sentent « interpellés » par la gentille magouillerie de tous les pouvoirs, et « quelque part » ça n’existe pas, on donne « un coup de pied quelque part », m’a dit ma fiancée Marie Cardinal qui est allée voir ailleurs si on y vit et vibre mieux, et elle a eu raison : fin de parenthèse, quelque part je me contreclaque de tous les trissotins du monde parisien, Paris tue la France, olé !!

Je me contreclaque de tous les trissotins du monde parisien, Paris tue la France, olé !

Coup de cœur no 1, un texte dans un livre c’est rare, voici À contre-sens de Noëlle Châtelet (c’est son époux François, toujours là en mémoire vivante, qui m’a dit ce que j’ai cité dans le P.-S. concernant Hallier, la semaine dernière). Pour ceux qui aiment Larbaud, Paulhan, Chardonne, voici des textes d’encre et de trempe qui bourdonnent. C’est publié au Mercure de France, le rayon haute-couture du prêt-à-porter Chanel (Gâââllimard) de la littérature. Noëlle Châtelet est une grande, une attentive, une méticuleuse. Son écriture est aussi belle qu’elle (et dans la bouche d’un Sollers, c’eût été suspect). En profiter après cette parenthèse dans la parenthèse, pour relire Histoire de bouches et surtout Le Corps-à-corps culinaire. « Il faut casser le sens, dans tous les sens », disait un poète vivant actuellement en France, égaré, oublié, méprisé des Garcin and Co. : et Noëlle Châtelet fait dans ses cinq histoires, on ne sait laquelle est la plus forte, un acte de rare liberté d’inspiration.

Coup de cœur no 2. Une chanteuse, Susana Rinaldi. Surtout pas l’angela d’un angelo. Elle chante, elle, avec son ventre, pas avec ses dents. Regardez bien les programmes, elle se produit un peu partout, à la vaille que vaille, ça tangue avec elle, l’immortel tango, et ça chavire. Suffit de pas être guindé et du genre à tout démolir.

Coup de cœur no 3. Cinéma made in USA : il produit parfois des merveilles de pertinence et de tendresse, alors c’est la Symphonie du Nouveau Monde. Voyageur malgré lui de Lawrence Kasdan est un de ces petits miracles de l’âme qu’il ne faut pas manquer. Il y est question des voyages que l’on fait sans voyager, même et surtout quand on fait profession de vendre des séjours-cocotiers. Ça dure 2 heures 1 minute, ça dure en fait le temps d’un regard amoureux dans une foule. Il faudrait citer tout le monde. Décernons un cœur d’or spécial à William Hurt qui décidément n’en impose pas comme certains, mais propose et vous embarque. La vie vraie est au rendez-vous.

Coup de cœur no 4, une pièce de théâtre, mais toutes les places sont vendues. Battez-vous donc pour un strapontin à l’Athénée-Louis-Jouvet et pour le régal pur et simple, sans aucun chagrin, sans réticence ni rancune aucune, gobez le Quartett de Heiner Müller avec Évelyne Didi (à craquer de véracité) et surtout Yann Collette (Louis Jouvet serait fier de lui).

Si j’ai écorché l’une ou l’autre en passant, c’est de bon cœur et d’esprit vaillant : les écorchés vifs, c’est eux, pas moi. Moi, comme je l’ai dit à un heureux amant qui revenait de manière impromptue une veille de Noël (les étrennes ?) en refermant la porte sur le palier, doucement : « Merci, j’ai déjà donné. »

 

L’Idiot international no 4, 10 mai 1989.

 

 

Textes reproduits avec l’aimable autorisation de l’association Les Amis d’Yves Navarre.

 

1. L’association Les Amis d’Yves Navarre nous apporte les précisions suivantes : cet article figure également dans La Terrasse des audiences au moment de l’adieu, livre où Navarre s’explique sur son départ pour Montréal, publié au Québec par Leméac en 1990. L’article se trouve dans le chapitre 4 de l’ouvrage, intitulé « Éloge de la honte ».

Il est intéressant de noter ce qu’en dit l’auteur en guise d’introduction : « Voici l’article en question qui ne fait pas l’article, comme un éloge de la honte, le surtitre est de la rédaction, le titre également, la superbe réponse d’un romancier passé du militantisme à la désillusion. »

2. Voir l’article suivant.

3. Film d’animation de Henri Xhonneux, dont le scénario est signé par Roland Topor (duo créateur du célèbre programme pour la jeunesse « Téléchat »), Marquis s’inspire de la vie de Donatien Alphonse François de Sade et de l’épisode de son emprisonnement à la Bastille. Tous les personnages du film sont des croisements d’hommes et d’animaux : Sade a pris les traits d’un chien, Justine est une vache et le gouverneur de la Bastille, un coq. Le sexe du célèbre marquis apparaît lui aussi comme un personnage à part entière, prénommé Colin, doué de parole, avec lequel débat Sade… Autant dire, vous l’aurez compris, que Marquis fait figure de bestiaire azimuté, louftingue, raccord avec l’esprit plutôt dérangé de Topor…